Plus de richesse, c’est plus de misère

En 2003, Majid Rahnema (1924-2015), qui fut tout à la fois ministre et ambassadeur d’Iran sous le régime du Shah et un proche d’Ivan Illich, publiait Quand la misère chasse la pauvreté (chez Actes Sud) ; en 2008, en collaboration avec Jean Robert, il poursuivait son plaidoyer en faveur de la pauvreté par La puissance des pauvres (toujours chez Actes Sud).

Celui qui lirait ces livres en espérant rentrer dans une démonstration rigoureuse reposant sur des définitions et des distinctions parfaitement formalisées sera quelque peu dérouté devant le buisson de pistes explorées. Mais à ce foisonnement, on peut trouver deux bonnes excuses :

  1. Les traditions vantant la pauvreté choisie sont nombreuses et diverses. Elles ont souvent pour dénominateur commun d’avoir été dévastées par les progrès du monde moderne.
  2. Difficile de trancher quant à ce qu’il faut entendre par « richesse ». Du point de vue « économiciste », le riche est celui qui a su privatiser à son profit les ressources de l’économie : abondance pour quelques-uns, rareté pour tous les autres. Mais il  faut aussi écouter la voie de la sagesse, celle de Socrate, retranscrite par Xénophon, quand il s’adresse à Cristobule, l’un des citoyens les plus riches d’Athènes : « je suis suffisamment riche. Mais toi, Cristobule, tu me parais d’une extrême pauvreté, et, par Zeus, il m’arrive quelquefois de te plaindre de tout mon coeur » 1.

Pour autant la ligne directrice de Rahnema est parfaitement claire : « Le choix de la pauvreté est un signe de richesse, et, souvent, une garantie de sa pérennité puisqu’il permet à l’individu de discerner entre ce qui est nécessaire à son bien-être moral et physique et, et les inutiles « surplus » qui pourraient corrompre son âme et son corps ».

Voilà donc ce qui justifie le titre de l’ouvrage, c’est la fameuse distinction de Thomas d’Aquin entre la pauvreté comme manque du superflu et la misère comme manque du nécessaire. Pour les décroissants, cette distinction est fondamentale, car elle renvoie à cette double limite du plancher et du plafond : en-deçà du plancher de la pauvreté, c’est la misère ; et au-delà, c’est la richesse (au sens économiciste).

  • Cette double limite définit ainsi un espace hors duquel il y a le « hors du commun » de la misère et de la richesse : c’est dire que le commun ne peut être que dans la pauvreté choisie et partagée.
  • « Quand vous n’avez plus personne avec qui partager, vous êtes pauvre… Nous continuons de nous sentir riches tant que nous sommes capables de partager », écrit Rahnema dans une de ses notes de voyage dans le Nord-Canada.

Cette distinction n’éclaire pas seulement le fondement de la décroissance (= le goût et le respect des limites) mais aussi un objectif politique, celui de retrouver le sens de la vie humaine comme vie sociale (pour et avec les autres en compagnie de qui nous vivons) :

  • Ce n’est pas gagné d’avance dans un monde dans lequel le « travail » continue d’être placé en position centrale alors que Rahnema fait parfaitement remarquer que la dégradation et la dévalorisation de la pauvreté est corrélée à la valorisation du travail comme facteur de reconnaissance sociale (c’est ainsi que le welfare est toujours menacé de devenir workfare) : dans les temps modernes, « le pauvre ne fut plus ce personnage pluriel que des cultures avaient abrité en leur sein, mais une entité abstraite à qui les nouveaux « constructeurs » de la pauvreté allaient imputer des « besoins » et pour lesquels ils allaient produire en masse des consommateurs à la recherche des « ressources » nécessaires à leur satisfactions ».
  • Défi idéologique de la décroissance de re-connaître la pauvreté dans le monde de la richesse ostentatoire. Rahnema cite ainsi la juste remarque d’Emmanuel Mounier : « Après avoir expérimenté pendant des siècles la pauvreté en esprit dans la pauvreté matérielle, l’humanité est appelée aujourd’hui à la plus difficile épreuve de la pratiquer dans l’abondance matérielle ». C’est cette piste que les décroissants doivent pourtant explorer : remplacer le binôme austérité individuelle/richesse privée par le binôme sobriété volontaire/surplus communs 2.
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Notes et références
  1. Xénophon, L’Économique[]
  2. Piste que les (f)estives 2017 de la décroissance ont déjà parcourue en compagnie d’Onofrio Romano.[]
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