Intervention lue par Thierry Brulavoine lors de la première étape, parisienne, de la Caravane contre-croissance pour inscrire tout éloge de la vie sociale dans une perspective résolument politique. Dans le livre collectif de la MCD, La décroissance et ses déclinaisons, nous avions déjà consacré 2 chapitres (les « malentendus » 4 et 3) sur la critique politique que l’on pouvait adresser aux écogestes et aux alternatives concrètes. L’apport de cette intervention repose sur le refus d’un malentendu supplémentaire : quand on confond entre « scénario » et « stratégie ». Non seulement, nous ne voulons pas réduire la stratégie à n’être qu’un rétroplanning élaboré à partir d’un scénario mais nous défendons une vieille idée : c’est qu’il n’y a de politique qu’à partir d’une compréhension de l’Histoire comme « ouverture », buisson, contingence. Autrement dit, la décroissance n’est pas affaire de « Destin » : la décroissance serait plutôt une stratégie sans scénario. C’est pourquoi nous répétons qu’il ne s’agit de se raconter que l’on va provoquer ou prédire le basculement (ou le renversement) mais que l’on peut s’y préparer.
Cette intervention se situe à la croisée de 2 grands axes de la contre-croissance comme philosophie politique :
- D’abord celui qui demande de ne pas en rester à une critique économique pour dénoncer l’emprise que la croissance exerce sur nos sociétés → et donc de justifier toute critique économique d’abord par une critique politique = d’où la décroissance comme corpus d’analyses et de propositions pour renverser la croissance comme « régime politique ».
- Ensuite celui qui demande de repenser les rapports entre sobriété et dépense. Car aujourd’hui, les politiques libérales d’austérité reposent sur une fallacieuse équation, celle qui consiste à baisser les dépenses publiques (alors qu’elles sont en grande partie des revenus différés pour celles et ceux qui bénéficient de la redistribution) tout en appelant chacun.e à s’engager dans la voie de la sobriété : autrement dit, l’appel à la sobriété revient à transférer les efforts sur les épaules de chaque individu, donc à individualiser cet effort, donc à le décollectiviser, donc à le dépolitiser.
Mais il nous faut aller un cran plus loin : et se demander si pour sortir de ce piège de la sobriété individuelle – celui des « petits gestes », celui du « colibri qui fait sa part » – il suffit de monter l’effort d’un niveau → en passant de l’individuel au collectif. Car c’est très souvent ainsi que sont défendues, au sein de la mouvance décroissante, les « alternatives concrètes », celles que, dès le 19ème siècle, le socialisme utopique présentait comme des « expérimentations minoritaires ». Y a-t-il dans une amap, une monnaie locale, un habitat coopératif, une école alternative, un potentiel politique de transition vers une société de post-croissance ?
Voilà comment aujourd’hui peut se poser cette question de la politisation de la sobriété et des alternatives. Ce qui revient à dire très clairement : individuellement, la sobriété est nécessaire mais est-elle suffisante pour changer de société ; collectivement, les alternatives sont nécessaires mais sont-elles suffisantes pour changer de société ? Ne sont-elles pas seulement des modalités de la sécession, c’est-à-dire des façons de déserter le niveau politique ?
Que veut dire « politiser » et « politisation » ?
Mais alors comment occuper ce niveau politique ? Voilà une question difficile ! Pourquoi ?
Si on se tourne vers l’étymologie de ce qu’est la « politique », on tombe sur le mot grec de « polis » qui signifie la Cité, l’endroit où, pour un grec, les citoyens vivent librement.
Sauf qu’aujourd’hui notre conception moderne de la liberté ne coïncide pas vraiment avec ce qu’un grec entendait par « liberté » et c’est donc une autre conception de la politique que nous devons aujourd’hui assumer :
- Pour un grec, la liberté n’est pas individuelle, elle ne consiste pas à pouvoir agir comme chacun l’entend, suivant son libre-arbitre. Pour un grec, être libre, c’est appartenir à une Cité libre. Cette « liberté des Anciens », comme dit Benjamin Constant1, repose sur l’obéissance aux lois de la Cité : c’est ce qu’on appelle aujourd’hui du « civisme » mais au sens d’une très faible séparation entre vie publique et vie privée.
- Au contraire, la « liberté des Modernes » consiste d’abord dans la mise à disposition d’un certain nombre de droits individuels qui ont pour objectif de protéger la vie privée. Cette liberté moderne est donc ancrée dans l’individualisme.
Explicitons pourquoi nous ne voulons pas d’un retour aux conceptions anciennes de la liberté et de la politique : parce, si c’était le cas, la sobriété serait involontaire et il n’y aurait pas d’alternatives ; parce que la Cité grecque n’est une société du choix. A contrario: c’est bien parce que nous vivons dans un monde politique moderne que la sobriété peut être volontaire et que des alternatives sont possibles.
Ainsi donc, quand en tant que décroissants nous demandons de « politiser », nous voilà en difficulté : car d’un côté nous critiquons la conception libérale de la liberté qui la réduit à la liberté individuelle mais d’un autre côté il n’est pas question pour autant de prôner le retour à une époque où cette liberté était aliénable2 !
Est-ce que nous ne sommes pas en train de demander l’impossible ? Ne faut-il pas plutôt baisser les bras et défendre la sobriété volontaire et les alternatives concrètes au nom d’un droit individuel à faire passer ses intérêts particuliers avant l’intérêt général, quitte à élargir nos intérêts particuliers à nos proches ?
Cet élargissement est déjà ce que Tocqueville dénonçait comme « individualisme » quand il le définissait comme ce
« sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même ».
Cet individualisme de proximité, c’est ce que l’économiste Jacques Généreux dénonce lui aussi sous le nom de « dissociété », c’est-à-dire une société dans laquelle les derniers liens sociaux sont réservés aux relations avec nos semblables.
Cet « abandon » de la grande société, c’est ce que veut dire dépolitisation.
Les utopistes permettent-elles vraiment de repolitiser ?
Ce qui revient à se demander s’il ne faut pas accentuer la critique dirigée contre la sobriété volontaire et les alternatives concrètes : non seulement elles ne seraient pas suffisantes pour apporter la transformation mais elles pourraient même être un obstacle à la transformation souhaitée (elles feraient écran au double sens de faire spectacle et de faire barrage).
Telle est en effet la critique portée par l’Atelier Paysan dans leur livre Reprendre la terre aux machines (2021).
« Nous refusons d’entretenir l’idée qu’une somme, même importante, de démarches minoritaires atomisées puissent subvertir peu à peu l’ordre agricole et alimentaire établi jusqu’à le remplacer ». p. 250.
« Le mouvement de l’agriculture paysanne, l’Atelier Paysan inclus, n’est pas la transition en marche, car celle-ci n’a pas commencé. Nous avons des techniques, des marchés et des terres, c’est vrai ; des convictions et des désirs aussi : mais pas de stratégie qui les met en cohérence ; pas d’espace politique pour la construire », p. 252.
« Jusqu’à quel point cette impuissance n’est-elle pas devenue une contribution paradoxale à la persistance du modèle industriel ? » p.153.
« Mais que l’on ne nous raconte pas qu’on est en train de gagner, que les bonnes pratiques s’étendent et que la société se transforme actuellement dans le bon sens. » , p. 159.
« Le tableau est sévère. Il y a là un ensemble de travers assez répandus, dont nos propres parcours ne sont pas exempts, et qu’il nous a semblé indispensable de nommer pour que les choses changent. Pour décrire cela en un seul mot : dépolitisation », p.173.
« Derrière l’éthique colibriste des petits pas…, nous voyons une réticence à se situer dans un rapport de force pour agir sur les conditions systémiques. Position qui n’est pas réaliste : la simple somme des actions de chacun ne permet pas de changer les conditions globales. , p.177.
« La doxa d’un « changement positif en marche », d’une transition « inéluctablement en route » est tenace et nous étouffe de son apolitisme assourdissant. », p.182.
Les « luttes » permettent-elles de politiser les écogestes et les alternatives ?
Poursuivons un temps avec l’Atelier Paysan car c’est dans ce livre que l’on trouve la critique la plus lucide et la plus explicite dirigée contre la dépolitisation par les petits pas et les petits matins.
Qu’en est-il pour ce collectif de ce que serait la politisation ?
« Nous appelons à une repolitisation en profondeur du mouvement pour l’agriculture paysanne dont nous faisons partie. Nous proposons d’articuler la poursuite de nos pratiques alternatives avec un important travail d’éducation populaire, et avec la création de rapports de force autour de trois grandes pistes politiques : la fixation de prix minimum d’entrée pour les produits importés en France, proposition déjà portée par la Confédération paysanne depuis peu ; la socialisation de l’alimentation, avec notamment le projet d’une Sécurité sociale de l’alimentation, sur lequel différents collectifs travaillent conjointement ; enfin, un mouvement de lutte contre la robotique agricole et pour une désescalade technologique en agriculture. L’apparition de fronts de lutte autour de telles propositions nous semble essentielle si l’on veut stopper la course infernale aux plus bas coûts de production, et rendre possible l’installation d’un million de paysannes et paysans à brève échéance. »
Autrement dit il faudrait articuler les petits pas des alternatives avec des rapports de force mis au service de « grandes pistes politiques » (prix plancher, SSA, désescalade technologique).
Nous retrouvons ce même appel à un retour du « rapport de forces » dans le livre que Clément Sénéchal, ancien porte-parole de Greenpeace, vient de publier sous le titre provocateur de Pourquoi l’écologie perd toujours (2024).
A propos des ONG : « elles ont fini d’édifier une écologie dépolitisée, situant le rapport de force dans une confrontation illusoire entre quelques activistes notoires et des mastodontes économiques plutôt que dans la construction politique » (p.92).
« Les écogestes renvoient à une écologie du luxe et de la volupté, cultivée comme un art de vivre raffiné, innocemment teinté de mépris de classe, calibré pour les adeptes du bio et du vélo électrique » (p.95).
« L’écologie institutionnelle cherche encore à « convaincre le gouvernement » et entretenir le récit d’une transition pourtant introuvable. Elle se condamne ainsi à refluer vers sa zone de confort, où elle ne surprend plus personne et finit de dépolitiser son objet » (p.148).
A propos de Greenpeace et des Amis de la Terre : « elles vont se concentrer essentiellement sur une version édulcorée de leur répertoire d’action classique : le banderolisme et le spectacle de rue » (p.161).
Mais, encore une fois, ce qui est nécessaire n’est pas suffisant
Pour repolitiser les écogestes et les alternatives suffit-il alors de les défendre en s’installant dans les rapports de force pour porter des revendications plus larges ?
C’est là que la lucidité historique doit nous ramener les pieds sur terre et adresser à cette façon de repolitiser le même type de critiques que celles que nous adressions à la dépolitisation : les rapports de force sont nécessaires mais eux aussi ils ne se suffisent pas. Pourquoi ?
- D’abord parce que les stratégies dites de « basculement » – les stratégies interstitielles et symbiotiques telles que définies par Olin Von Wright dans Utopies réelles (2017)3 qui sont des variantes de l’essaimage – avaient précisément été mises en avant et en œuvre pour venir pallier les échecs des stratégies de renversement (prendre au préalable le pouvoir que ce soit de façon réformiste ou révolutionnaire).
- Parce que dans un rapport de force, il faut être en capacité de justifier un certain usage de la violence : or le précédent marxiste nous a appris qu’une telle justification ne peut reposer que sur une conception matérialiste (et dialectique) de l’histoire dans laquelle le négatif de la violence ne serait qu’un moment vers une fin de l’Histoire déterminée et déjà écrite (en quelque sorte, la fin de l’histoire justifie les moyens violents). Or l’histoire réelle a réfuté cette conception dialectique du changement.
Les scénarios de dépolitisation
Que manque-t-il alors à la sobriété volontaire, aux alternatives concrètes et même aux rapports de force pour accéder à cette repolitisation qui seule nous semble capable de s’opposer à la pente fatale de l’individualisme, que ce soit dans ses formes décomplexées ou élargies ?
Honnêtement, nous ne le savons pas. Car pour le savoir il faudrait disposer d’une sorte de don prophétique capable de fournir le scénario non seulement le plus probable mais aussi le plus favorable à la mise en place d’une société de post-croissance, à économie stationnaire.
Ce qui ne veut pas dire que nous ne savons rien.
Alors que savons-nous ?
Fondamentalement, que l’Histoire n’est pas écrite d’avance : elle est contingente.
Ce qui nous permet déjà d’écarter tous les scénarios qui rendrait inutile une volonté active de politiser nos résistances.
Il n’est alors pas inutile de repérer ces scénarios :
- Dans le scénario libéral, les individus n’ont pas à s’occuper du sens de l’Histoire et de la réalisation de nos valeurs puisqu’il existe une Main invisible qui comme par miracle réalisera nos idéaux à l’insu de notre plein gré. En réalité, ce scénario du « laisser-faire » est une stratégie du « surtout ne rien faire collectivement », donc un scénario de dépolitisation.
- Dans le scénario marxiste, il y a bien une revendication de mobilisation qui peut apparaître comme une politisation de nos résistances mais en réalité chacun a pu apprendre à quel point la violence révolutionnaire comme moteur de l’histoire a massacré tout idéal de liberté, c’est donc lui aussi un scénario de dépolitisation.
- Dans le scénario catastrophologique, les contradictions qui garantissent l’effondrement du système ne sont plus d’ordre économique comme dans le matérialisme historique mais d’ordre écologique. Mais si la catastrophe est inévitable, à quoi bon essayer de penser une transition démocratiquement choisie, autant d’un saut passer déjà à l’étape suivante ; sauf que c’est dans l’étape intermédiaire entre le monde de la croissance et celui de la post-croissance que se trouve la politique.
- Apparaît aussi quelquefois dans notre mouvance un scénario que l’on pourrait qualifier de « bulle rose » – par rapport au scénario précédent qui est plutôt de l’ordre de la bulle noire » – selon lequel non seulement les idées de la décroissance seraient déjà majoritaires mais nous disposerions déjà de toute la palette de propositions pour changer le monde. Dans ce cas irénique, à quoi bon réfléchir à une politisation de nos engagements pour essayer de convaincre démocratiquement ceux qui sont loin de trouver nos propositions politiquement acceptables ? Dans ce scénario, on se raconte que nos expérimentations qui sont (très) minoritaires dans les faits seraient déjà majoritaires dans les têtes !
Le pari de la politisation
Politiser nos actions individuelles comme collectives, c’est donc déjà accepter de les inscrire dans une incertitude historique intrinsèque : il n’y a pas de Destin !
Pour autant, il y a un Délai : à force d’attendre et de procrastiner, il se peut que les seuils de l’effondrement soient un jour franchis. S’ils le sont un jour, alors toute politisation est d’ores et déjà inutile. La politisation suppose donc une sorte de foi du charbonnier dans… la politisation. Il y a là une dimension d’auto-espérance qui ressort d’une foi peut-être irrationnelle qui voit dans une vision politique commune la meilleure façon pour permettre à chacun de vivre une vie volontairement sensée.
Politiser la décroissance, et en particulier politiser la sobriété et les alternatives concrètes, c’est donc accepter de faire des propositions politiques – donc volontaires, donc communes – mais sans pouvoir les justifier par un scénario. La décroissance doit proposer des stratégies d’action mais pas de scénario : en ce sens, la politisation est une sorte de pari.
Comme, au sens strict, la décroissance est juste le trajet, ces stratégies doivent être des trajectoires : qui sont des perspectives mais sans garantie de réussite.
Pour politiser nos propositions, il faut les inscrire dans des perspectives qui ne sont pas d’avance des victoires et c’est pourquoi elles doivent s’énoncer sans dogmatisme :
- Il doit y avoir de l’espérance mais à condition de ne pas confondre entre la croyance que les choses vont changer et le désir et la volonté que les choses changent.
- La « volonté générale » doit l’emporter sur la somme des volontés particulières (ce que Rousseau nommait « la volonté de tous ») mais aussi désirable soit-elle, cette volonté générale ne devra jamais aller jusqu’à sacrifier le droit de chacun.e à disposer d’une vie sensée. Autrement dit, le Commun n’est pas le sacrifice du particulier.
- Les propositions que nous pouvons avancer ne doivent pas être des « recettes » mais plutôt des pistes, des méthodes, des « matrices » (la double autolimitation, la part, le lieu).
Bref, il ne s’agit pas de faire de la politique « autrement » mais de faire de la politique « vraiment », c’est-à-dire de faire des arbitrages qui concernent le commun, de se donner les possibilités d’un avenir basé sur la délibération, la participation, la juste représentation, le contrôle.
---------------Notes et références
- De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819).[↩]
- Car cette liberté des Anciens n’est pas incompatible avec l’esclavage, même à Athènes.[↩]
- « Les stratégies symbiotiques (qui luttent de l’intérieur des institutions de l’État, d’une manière qui augmente le pouvoir social d’agir et renforce les éléments non capitalistes présents au sein du système) et les stratégies interstitielles (qui se déploient par petites transformations successives, dans les failles de la structure sociale et en dehors de l’État) » (page 208).[↩]