Le cauchemar de Gérard

Par Anna PEYRE

Instagram : anna_abogdanowitch.

le lien d’un de ses livres : https://www.leslibraires.fr/livre/15822318-gueule-de-bois-autofiction-anna-bogdanowitch-spinelle

Dimanche 24 avril 2022, il est 19h59, toutes les chaînes de télé affichent le compte à rebours du résultat imminent des élections présidentielles : d’ores et déjà, les sondages mettent en évidence un coude à coude ultra serré entre le « candidat en marche avant » et la « candidate décroissante en marche arrière » comme les avaient baptisé.es Libération, à l’issue du premier tour…

En boucle. Gérard écoute en boucle l’enregistrement. C’était il y dix ans. 2022, c’était hier pourtant. Et Gérard repense à cette campagne, cette élection tellement serrée. Il se disait qu’il était du bon côté. En politique, on se dit toujours un peu ça. En 2032, après deux mandats catastrophiques, il fait le bilan. Il se demande pourquoi le peuple l’a remis au pouvoir pour un autre mandat. Il se demande comment on (Par « on », entendre à peu près toute l’humanité) a pu laisser les choses dériver ainsi. Il se souvient : à l’issue de ce second tour et à 51,05 %, en ce 24 avril 2022, Gérard Michel devient le président de la République. Lui. Le candidat dit « en marche avant ». Il revoit les drapeaux du parti, les drapeaux bleu blanc rouge qui volent dans le ciel. Lui qui défendait la croissance et la productivité. Lui et ses cravates Calvin Klein, son costume à cinq mille balles, ses pompes en cuir de crocodile, sa collection de parfums de luxe et son début de calvitie. Gérard n’est pas complexé. Pourtant, il a une petite bite, il n’est ni grand ni beau, mais il a le pouvoir de son côté. Ça suffit pour faire tomber les meufs. Il s’est converti à l’idéologie ultra libérale ; de même, il s’est fait à l’idée que croissance = progrès. La planète ? Ce n’est vraiment pas son problème. Il est d’une malhonnêteté effarante. Envers lui-même premièrement. Et envers tous ceux qui veulent bien l’écouter, adhérer à ses conneries et voter pour lui.

Avril 2032. Gérard se présente pour un troisième mandat. La présidence de la République, à laquelle il a pris goût. Le monde est devenu à vitesse grand V un désastre écologique. Oui, la croissance a précipité le monde dans le chaos. Ce dont on avait peur pour les cinquante années à venir s’est produit en l’espace de dix ans. Deux mandats. Et maintenant il se représente pour un troisième. Du pouvoir, encore. Mentir, tromper le peuple, encore. Ne pas se lasser d’être un enfoiré, encore.

Il a préparé son discours, pour le moment où le journaliste annoncerait qu’il est le président de la République. Une troisième fois. Allez, il se relit : « Vous avez choisi, bla-bla-bla. L’espoir et le courage, bla-bla-bla. Le pays est grand aujourd’hui, car au lieu de nous replier sur nous-même, nous avançons aujourd’hui vers la croissance, la production et donc la baisse du chômage, l’augmentation du PIB. Vous avez vu juste, clair. Le peuple aujourd’hui embrasse l’avenir, le mouvement vers l’avant. Je suis tellement fier d’incarner ce mouvement, ce changement, ce devenir. Nietzsche parlait du devenir, il disait : « deviens ce que tu es… »

Quel culot ! Citer Nietzsche, non sans ignorer TOTALEMENT ce que signifie cette phrase du philosophe allemand moustachu. Quelle honte ! Nietzsche se retournerait dans sa tombe. Le pauvre, après avoir été récupéré par le nazisme, un crétin de néo-libéral le cite, sans le comprendre bien sûr. Gérard est un peu comme ces pouffiasses qui se font tatouer « Ce qui ne te tue pas te rend plus fort », sans savoir : 1) Qui a dit ça ?  2) Dans quel contexte ?  3) Ce que ça signifie ? Gérard, au niveau de la connaissance philosophique, de la curiosité intellectuelle et généralement du savoir, est à pleurer. Nabilla serait plus convaincante. Elle, au moins, essaye de s’améliorer.

Eh oui, aujourd’hui, avril 2032. Gérard a la cinquantaine, et une montre Rolex, preuve non de réussite, mais plutôt aveu d’impuissance à créer le bonheur. Il se souvient alors. Il se souvient de tout.

En réalité, le slogan punk « No future » n’est pas un nihilisme fatal et déprimé. En fait, le slogan complet est : « No future, for You », en s’adressant à la classe bourgeoise. Metro, boulot, dodo. Ce sont eux qui n’ont pas de futur, pas d’horizon : les bourgeois.

2002. Il y a 30 ans. Gérard a tout juste 20 ans. Il abandonne en cours de route une licence de philosophie à L’Université de la Sorbonne. Ils étaient des punks. Ils étaient trois, Riri, Fifi et Loulou. Gérard, c’était Loulou.  Riri, qu’il considérait comme un grand frère et Fifi, la fille la plus libre qu’il ait rencontrée dans sa vie. Ils n’étaient pas des punks nihilistes, autodestructeurs et camés. Ils étaient des éco-anarcho-punks. Comment définir l’écologie ? Sans doute respecter le vivant, être en harmonie avec ce qui nous entoure, penser l’avenir de la planète. Anar’ : placer la liberté comme bien souverain. Punk : difficile à définir, car définir c’est réduire, classer, catégoriser. Or le punk ne rentre pas dans les cases. Et puis pourquoi on cherche toujours à foutre tout dans des cases ? Par manque de courage, par manque de curiosité à connaître les individus.

Gérard croyait en la décroissance. Il y a ceux qui parlent et ceux qui font.  Riri, Fifi et lui, ils squattaient une veille baraque abandonnée entre ville et campagne. Le squat est la meilleure façon d’habiter cette terre convenablement : en passager, en locataire, en humble squatteur. Pas en propriétaire. Rousseau avait raison : le jour où l’homme a hissé des clôtures, c’était foutu. Ils récupéraient l’eau de pluie. Ils avaient un petit coin où ils faisaient brûler du bois, avec une grille et une vieille casserole en ferraille pour faire cuire les produits secs : pâtes, riz, semoule, issus de l’agriculture bio et équitable. Ils avaient un peu d’électricité, parce qu’ils avaient détourné le jus d’une clôture électrique du coin. Ils n’avaient pas de volets, ils vivaient en harmonie avec le soleil : quand il se lève, on se réveille ; quand la nuit vient, on se couche. Gérard écrivait beaucoup à cette époque. Il tenait un petit journal de bord : « Journal d’un squat décroissant en Bourgogne ». En été et au printemps, il pêchait. Gérard ramenait poissons et écrevisses que Riri cuisinait avec un peu d’aneth et de ciboulette – récoltées dans leur jardin à herbes aromatiques. Quand on vit ainsi, on dépense très peu. Moins d’une cinquantaine d’euros par mois, mendiés – ou volés – dans la ville la plus proche, suffisaient. Ils portaient des vêtements solides qu’ils rafistolaient quand il le fallait. Plus que croire en le punk ou l’anarchisme, ils croyaient à ce que Ghandi prônait : « Sois le changement que tu veux dans le monde ».

Ce monde de barjos qui consomment, travaillent 35 heures par semaine pour se payer des merdes qui ne servent à rien et puis jeter 5 tonnes de déchets par an. Aberrant. Vraiment, si on est un peu honnête à ce sujet, on ne peut pas cautionner cela.

Les trois loustics vivaient presque coupés du monde. Gérard avait vécu des différends avec ses parents. Ses parents ne voyaient pas d’un bon œil la façon de vivre de Gérard, sa crête rouge sur la tête et ses rangers défoncées. Pour ses parents, le punk c’est la destruction, la drogue et le bordel. Gros clichés… ! Rien de ça pourtant, ils ne se droguaient pas. « No future » oui, mais « no future » pour les bourgeois qui veulent de l’argent, posséder, consommer. Eux, dans leur squat à la campagne, étaient heureux. Heureux de peu. Ils avaient un chien, Eros, petit croisé labrador-berger, noir avec une tâche blanche sur le poitrail. Un adorable petit toutou.

Avant de s’installer dans le squat, Gérard étudiait la philo. A la fac. Sa crête était à l’époque bleu et il était le seul punk du campus. Ses camarades, petits intellos prétentieux, ne l’appréciaient pas. Il s’en foutait, lui, il connaissait une vérité qui n’est ni dans les livres de philo ni dans les supermarchés.

Et puis, avec le temps, leur vie de squatteurs décroissants s’est dégradée, essoufflée. En quelques années, ils étaient retournés en ville, petit à petit. Riri faisait la plonge dans un resto : il disait vouloir endurer et comprendre la vie d’un prolétaire. Il avait été le communiste libertaire de la bande, dès le début. Fifi avait repris des études en sciences du langage. Fifi, du nom de Sofia, avait commencé la politique dans un parti prônant la décroissance dont le slogan était « Moins c’est plus ». Fifi avait toujours été la plus brillante, la plus déterminée.

Notre histoire nous mène en 2022. Gérard est resté quelques mois dans le squat après le départ de Riri et de Fifi. Si vous lui demandiez, il ne saurait sans doute pas ce qui s’est passé réellement, mais quelque chose s’est brisé en lui, très progressivement. Ses années de jeune punk étaient passées, vite. Il a renoué avec ses parents, qui l’ont envoyé chez un psy. La pression exercée sur lui par ses parents, ses psys, et plus généralement le monde de la ville et de la consommation, l’ont détruit. Il était amoureux de Sofia, et elle s’est tirée. Il faisait confiance à Riri, et il est parti astiquer des putains d’assiettes dans un resto.

Il s’est lancé en politique. Un parti neuf montait, et il s’est engagé. Son psy l’encourageait à rencontrer du monde, à faire partie d’un groupe. Il se rappelle encore : lui, recevant sa carte d’adhérent. Il a vécu ce moment comme il s’observait le vivre : avec impuissance. Il s’était rendu à l’évidence : le modèle décroissant est un échec. On a beau faire tout ce qu’on veut, la majorité écrasante donnera raison à la cupidité, à la course au pouvoir, aux richesses et aux possessions. La vie en squat était un échec. Du moins il l’a vécu comme ça. Blasé par une existence décevante, un monde déprimant et grisonnant ; il achète son premier parfum de luxe, et commence une collection. A chaque frustration, à chaque fois qu’il enfile son costume, à chaque fois qu’il dit une connerie conformiste, en bref à chaque fois qu’il se sent profondément en désaccord avec lui-même, il achète un parfum. Sa collection devient impressionnante.

2022, donc. Les années punks sont bien lointaines. Par Dieu-sait-quelle ironie du sort, Gérard se trouve à se présenter au parti « En route » dont le slogan était : « le changement c’est la croissance ! ». Et, comme si rien n’était un hasard, comme si son chemin était écrit, il se retrouve face à Sofia, montée dans le parti décroissant, à l’époque où lui collectionnait les parfums de la frustration. Sofia était toujours aussi belle, au fond il en était encore amoureux, et son départ, vécu par Gérard comme un abandon, aura été le point de départ de sa descente aux enfers de l’idéologie de la croissance.

Avril 2022. Le score est serré. Les médias ont surnommé leurs partis « en marche avant » et « en marche arrière ». Sofia et lui ne se sont pas adressé la parole depuis une dizaine d’années. Gérard se demande souvent : comment va-t-elle ? Est-elle heureuse ? A-t-elle un homme dans sa vie ? L’a-t-elle oublié ? A-t-elle fait une croix sur leur idéal, comme lui ? Quel parfum porte-t-elle ? Il pense à elle, trop souvent.

Deuxième tour. Gérard Michel et Sofia Le Gall sont au coude à coude. Gérard l’emporte, de très peu. Il fait mine d’être content, tient un discours aussi vide que malhonnête. Il fera même un deuxième mandat, en 2027. Quelle blague. Gérard possède une centaine de parfums de luxe, des dizaines de costumes et de pompes, en croco bien sûr.

Alors voilà, le candidat « en marche avant » a cumulé deux mandats et fait le constat de son hypocrisie, de sa vision court terme et aussi – il faut le dire – de sa bêtise. Au moins Gérard fait preuve d’honnêteté aujourd’hui. Pas vraiment moyen de faire autrement. Dix ans de croissance qui vont coûter à l’Humanité sa peau. La façon dont le monde a évolué ressemble aujourd’hui à la pire des dystopies. Un chaos. Les ressources naturelles épuisées, les océans qui sont montés, les forêts surexploitées, les pollutions en tout genre (rendant impropre à la consommation a peu près tout), sans parler de l’extinction des autres êtres vivants de la planète. Et la liste est longue. Les conséquences de ces modifications écologiques dues à une croissance aveugle, bornée et sans limites,  entrainèrent un chaos qu’on aurait pu prévoir.

2032. La hausse des températures. La fonte des glaciers, entrainant la disparition des ours polaires. Mais faut se le dire, le destin des ours polaires tout le monde – ou presque – s’en fout. Les vagues de chaleur se multiplient, en découlent canicules, sécheresses, tempêtes, ouragans, et j’en passe. Des îles et des pays engloutis : les populations obligées de se déplacer et immanquablement les tensions entre les peuples, et les guerres. Et oui ! Miami, Tokyo, Amsterdam : sous l’eau. Les incendies sont nombreux, de plus en plus ravageurs.

Gérard fait peu souvent un bilan honnête de la situation. Allez, un Lexomil, un Prozac, un whisky et au dodo. Si le monde a sombré ainsi, c’est que l’idéologie de la croissance à tout prix a précipité le monde dans un cauchemar qu’ils auraient pu prévoir. Les pays se sont comme donné le mot, plus de productivité, plus de consommation, et pour Gérard : plus de parfums, de Lexomil et de Prozac.

Gérard se souvient encore d’un discours de Sofia, il y a quelques années. Elle avait conclu ainsi : « Parce que défendre la liberté ce n’est pas permettre à quelques-uns de s’affranchir des limites, mais permettre à toutes et tous de bien vivre ensemble. » Pourquoi il n’a pas suivi Sofia la sagesse, la cohérence et une vie simple et heureuse. La vie de Gérard – comme le sort de la planète – a viré au cauchemar…

Gérard est en train de baver sur son oreiller. Un son le réveille, pas le temps d’émerger tranquille. Des cris, hurlements inarticulés et beuglements étranges arrivent à ses oreilles. « Hé ! Gérard ! » Il se rend compte à ce moment qu’il s’était endormi… Trop de Lexomil. Sans doute. Mais il est perdu, désorienté. Qu’est-ce que c’est que ce bruit, bordel à queue ? Vraiment, Gérard est perdu. « On est quel jour », demande-t-il. Un cadre grisonnant (de son parti, sûrement ?) lui répond tranquillement : « mardi ». Et Gérard, toujours dans le pâté, pose la question qui l’inquiète : « Hmmm… Oui… OK… Mais encore ? ». Daniel – le cadre grisonnant – lui répond : « 24 avril, 2022. Qu’est-ce que tu as ? Tu es tout pâlot. Tu veux de l’aspirine ? »

Et là, Gérard a réalisé. Il réalise que le monde qu’il avait fantasmé était un cauchemar, pur produit de son petit cerveau malade. Il réalise également qu’il est sur le point d’être élu à la présidence de la République, ici et maintenant, en 2022. Il se rend compte que sa vie et la vie de tous les humains allaient sombrer dans un cauchemar planétaire. Peut-être pas en dix ans. Peut-être qu’il faudra cinquante ans de gouvernements pro-croissance. Peut-être que ce sera demain. Un cauchemar planétaire qui aura une odeur de Chanel et de Paco Rabane. Non, il ne peut pas s’y résoudre. Mais le souci est le suivant : dans quelques minutes, il sera à la tête de l’Etat et le peuple qui l’aura placé là attendra de lui une politique néo-libérale, productiviste et bla-bla-bla. Merde, que faire ?

Le verdict tombe. Gérard n’est pas élu, c’est Sofia, sa Fifi, qui est passée. Ouf. De peu.


Avis du jury

Votre nouvelle a retenu l’attention du jury. Vous nous y avez tenu.es en haleine, avec la description d’un monde dont nous ne voulons pas : en effet, par le truchement du cauchemar de Gérard qui fait un peu un effet « Rapport Meadows » pour les 10 ans qui conduisent à 2032, nous constatons « La hausse des températures. La fonte des glaciers, entraînant la disparition des ours polaires […] Les vagues de chaleur [qui] se multiplient, en découlent canicules, sécheresses, tempêtes, ouragans, […]. Des îles et des pays engloutis : les populations obligées de se déplacer et immanquablement les tensions entre les peuples, et les guerres. Et oui ! Miami, Tokyo, Amsterdam : sous l’eau. Les incendies sont nombreux, de plus en plus ravageurs. »

Heureusement… tout “pas frais” sorti de son cauchemar, il est soulagé : « Le verdict tombe. Gérard n’est pas élu, c’est Sofia, [la décroissante], qui est passée. Ouf. De peu. » Voilà la promesse d’un trajet plus prometteur pour la planète…

Merci à vous pour cette très bonne nouvelle décroissante.
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