Par Ghislaine Mourey
Dimanche 24 avril 2022, il est 19h59, toutes les chaînes de télé affichent le compte à rebours du résultat imminent des élections présidentielles : d’ores et déjà, les sondages mettent en évidence un coude à coude ultra serré entre le « candidat en marche avant » et la « candidate décroissante en marche arrière » comme les avaient baptisé.es Libération, à l’issue du premier tour…
Le présentateur commence le compte à rebours et bientôt s’affiche à l’écran le visage de la candidate décroissante : 52% contre 48, le résultat est là implacable. Tant de luttes, d’énergie vouées à cette idée, cette belle idée qui enfin relayée, partagée a percuté les esprits.
A Paris au siège du parti « La Décroissance » ce fut la liesse. Les accolades n’en finissaient pas, chacun se félicitant d’être parvenu à ce jour tant attendu. La rue s’emplit des clameurs de la foule. « Victoire » : ce mot était sur toutes les lèvres. La maison du peuple où convergea bientôt le cortège ne put accueillir tout le monde. Ce fut un raz de marée qui envahit les lieux, des sourires répondaient à d’autres sourires. La candidate arriva sur l’estrade et les vivats se calmèrent bientôt. « Bienvenue à vous tous, merci à tous de cette belle victoire. Comme vous le savez je ne serai là que quelques mois et laisserai la place à d’autres car aucun de nous ne sera investi de quelque pouvoir que ce soit. C’est un honneur pour moi d’incarner les tous premiers pas de ce nouvel ordre du monde, il dissémine un peu partout, nous sommes à l’aube d’une nouvelle civilisation. Une civilisation décroissante pour retrouver enfin la joie de vivre, une société apaisée où l’on ne sera plus en guerre permanente. Une société égalitaire, solidaire où le bien de tous sera l’unique priorité. C’est à chacun de nous maintenant de travailler à mettre en place une organisation nouvelle de la société. Tout est possible, voyez ce que l’on a déjà réalisé à ce jour. »
Les applaudissements reprenaient de plus belle.
« Nous voici au tournant de l’histoire, ce jour est à marquer d’une pierre blanche, la Planète peut enfin respirer car nous serons ses meilleurs alliés, des hommes et des femmes qui prendront soin d’elle… » Chaque mot prononcé rappelait à chacun combien la route serait longue et faite d’embûches mais elle serait aussi comme un défi lancé à l’humanité, un choix décisif vers un avenir possible.
Le lendemain les propos de la candidate décroissante furent repris dans tous les médias. C’était l’incontournable actualité du jour, reprise non sans efforts pour certains. Le journal « La Décroissance » quant à lui mis sous presse un numéro inédit titrant ainsi « L’an 01 : avènement de l’Homo-Dé-Croissantus », HDC pour les intimes. Le journal fut vite épuisé dans les kiosques et l’on dut imprimer d’autres tirages.
Au café associatif « Chez Rosette » de Giro, la terrasse était sortie depuis la veille pour accueillir en ce jour de fête les habitants du coin. Dès les premières heures le café fut investi d’une assemblée toute joyeuse et les discussions allaient bon train. Il y avait René un décroissant de la première heure avec quelques autres déjà bien pénétrés de ces idées et il y avait Paul plus sceptique sans parler de tous les autres mais qui n’étaient pas là ce matin. Paul toujours accablé comme à son habitude lança à travers le bar au-dessus du brouhaha général : « Et alors René qu’est-ce que tu proposes maintenant ? ». Tout le monde se tut attendant la réponse. « Comme je te l’ai déjà dit Paul, t’es pas heureux, ta femme t’a quitté parce que tu as des problèmes de fin de mois, tu sombres dans l’alcool pour oublier, la société te considère de plus en plus comme un paria et cetera, et cetera. Cette vie de misère tu ne l’as pas méritée, personne ne l’a méritée alors qu’il y aurait de quoi bien vivre tous ensemble dans un monde apaisé raccord avec ce qui nous entoure. Vivre en paix et vivre libre parce que défendre la liberté ce n’est pas permettre à quelques-uns de s’affranchir des limites, mais permettre à toutes et tous de bien vivre. Tu vois Paul ce que l’on espère avec cette révolution c’est ça, une vie meilleure pour tous, respectueuse de ce qui nous entoure. C’est sûr ça va pas être facile mais bon maintenant la place est faite, on a réussi alors on y va. Il va falloir arrêter de picoler et te bouger un peu. »
Paul regardait l’assemblée autour du bar, tous les regards étaient à l’écoute de ce que René disait, on lui accordait aujourd’hui la possibilité de laisser éclater sa joie lui qui avait tellement œuvré à défendre la décroissance. Tous au bar aujourd’hui commençaient à bien se connaître, les cafés de village ou de quartier avaient permis des rencontres, de vrais rapports humains sans écrans interposés, d’homme à homme quoi ! Des gens qui se côtoyaient jusqu’alors apprirent à s’écouter, à se respecter, à mener des discussions utiles au débat sans animosité. Finis l’individualisme et le chacun pour soi, on prenait conscience qu’une communauté devait s’unir pour s’organiser, on devait tous à notre niveau prendre en main ce qui nous déterminait. Et René continuait son apologie, il était reparti avec toujours la même fougue d’autant plus aujourd’hui que la victoire était là.
Ça y est René est reparti dans de grands discours pensait Paul. Il va bientôt nous reparler des précurseurs, nous refaire le discours de la joie de vivre, de l’escargot, de la relocalisation, de la mobilité douce…
Paul en était là de ses réflexions mais cependant, il devait bien admettre que depuis quelque temps la vie dans ce coin perdu comme partout ailleurs changeait et en mieux. Lui, il était passé d’homme bourru solitaire au statut de pilier de bar au café associatif. S’il savait se tenir tranquille il pouvait même être de bonne compagnie, il retrouvait un semblant de vie sociale. Ces deux-là René et Paul s’étaient trouvés : jamais d’accord mais jamais fâchés vraiment. Leurs discussions les emmenaient toujours vers l’urgence de construire une société nouvelle. Cela apparaissait comme insurmontable et hypothétique mais René montrait toujours beaucoup de motivation à défendre ses idées. Quand il s’adressait à un plus large public son entrain ne laissait aucune place au doute, son auditoire se ralliait vite à son point de vue, la décroissance apparaissait comme la seule voie raisonnable pour l’humanité. Il fallait agir et maintenant. Paul se rappelait les propos de René combien de fois mis sur la table, contrebalancés, admis cependant car d’une infaillibilité renversante. René ne se contentait pas de critiquer tous les travers du système, il y apportait à chaque fois une solution alternative, réalisable et oh combien porteuse d’avenir. Il n’y avait cependant chez lui aucun sentiment de prosélytisme, ni d’autoritarisme, le propos clair et bien énoncé laissait le champ à la réflexion. Cette idée de décroissance qui lui tenait tellement à cœur venait de loin, elle fut longtemps véhiculée comme un retour en arrière, une période triste et sombre, mal éclairée où il ne saurait être question que de pénuries et de dur labeur. Cependant, s’appuyant sur des expériences de vies douces et pérennes, des combats déjà menés par une fange éclairée de la population, les décroissants comme René ont montré qu’un autre mode d’organisation était possible. La vie vécue comme une fête et non pas comme une guerre permanente à vouloir tout dominer.
Le modèle d’organisation prôné par la décroissance autour de valeurs humaines et écologiques fut bientôt envisagé comme la seule « polis » raisonnable à mettre en place contre la société capitaliste qui nous menait droit dans le mur. Elle s’adressait à toutes les classes sociales, les uns pour plus d’égalité, les autres pour des préoccupations environnementales. Tous en marche pour un monde permanent, à l’équilibre de toute chose. Des citoyens se mobilisèrent contre vents et marées, ont défendu le droit d’être libres, de vivre pleinement une vie sobre et vertueuse. S’appliquer à vivre libre, de manière égalitaire en intégrant une donnée essentielle, inaliénable : les limites de notre planète. Penser que l’on peut aller au-delà, que l’homme est au centre de tout et que l’on peut exploiter toutes les richesses de la terre gratuitement sans retour est impossible sur le long terme. Continuer sur cette voie simplement parce que notre technologie nous le permet, notre niveau de vie non négociable nous le dicte. Croire à notre toute puissance, croire que notre technologie nous permettra de maîtriser la vie jusqu’à l’adapter assez rapidement dans un environnement modifié est une illusion inventée par des fous égoïstes perdus dans des stratosphères de pouvoir et d’argent. A contrario, des hommes et des femmes courageux, sensibles à la beauté du monde qui les entoure, n’ayant surtout pas envie de perdre ce qui faisait l’essence même d’une vie ont senti le vent tourner et se sont offert le culot en parallèle de la propagande d’état de sublimer un autre message. Un sursaut planétaire advint avant que les firmes McKinsey et compagnie ne nous enclosent dans leur désir néo-libéral : Charbonneau, Bookchin, Ellul, Kropotkine, Latouche et tant d’autres ont eu leur temps d’antenne, des cerveaux se sont ré-allumés. Ouf ! nous n’allions pas devenir des hommes- machines exploités par des businessmans.
Au départ l’idée de décroissance distillée dans les cafés associatifs fut timide puis elle réunit de plus en plus de personnes, toutse les classes sociales d’un même territoire sentaient qu’il se passait là quelque chose. Le système néo-libéral fut considéré comme utopiste, il fallait changer de trajectoire. Le changement vers une société nouvelle s’annonçait et de plus en plus d’individus prenaient conscience qu’ils pourraient être moteurs de ce changement. Le nombre de citoyens prêt à en découdre connut une croissance exponentielle et comme l’eut dit un certain Ésope en son temps : « L’union fait la force ». Les gens se motivèrent les uns les autres et retrouvèrent ensemble la force qui les emmèneraient vers des climats plus cléments. Les cafés des villages et des quartiers devinrent l’endroit incontournable pour qui voulait passer des soirées exaltantes. L’envie de s’y rendre pour de nouveau se rencontrer, s’animer, retrouver un peu d’humanité, réfléchir ensemble au nouveau trajet à prendre avant que ce ne fut le chaos, reprendre de l’énergie et de l’enthousiasme. Cela présageait un changement radical de société auquel il fallait s’atteler sans délai et qui devint la nouvelle manière de penser le monde, une direction commune à prendre. On édictait de nouvelles lois locales, on organisait un système de troc hors de toute monnaie, on veillait à ce que personne ne manque de rien dans une communauté discernable par tous. On retrouvait sur chaque territoire l’autonomie de « nécessité », la souveraineté alimentaire et toutes les productions de biens essentiels. « Agis de façon que les effets de tes actions soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. » Une phrase écrite par H. Jonas qui fut adoptée comme précepte à adopter parmi tant d’autres. Sur les ardoises des murs de tous ces lieux de rencontre s’affichaient les phrases les plus évocatrices, les concepts les plus impératifs étaient relayés, les discussions portaient sur la façon dont il fallait les mettre en actes. Le changement de paradigme s’opérait, l’objectif était simple, claire et perceptible par tous. Une société nouvelle se créait en dehors des voies imposées par le système, à des échelles communautaires ou chaque avis était entendu, où chaque avis pouvait avoir une influence, avoir son poids. Si la seule orientation donnée à l’organisation de la société était la préservation du bien commun alors oui l’humanité avait peut-être une chance de s’en sortir. Préserver le bien commun, nous autres « humains sur terre » avons comme l’intuition inscrite dans nos brins d’ADN qu’il faille faire bonne société, pas au seul désir individuel mais dans une perspective de permanence à l’échelle de l’humanité, générationnelle, civilisationnelle. Certes les dissensions ne vont pas disparaître, la nature humaine est ce qu’elle est. Elle est actuellement canalisée pour répondre aux injonctions du système : les « cons-sommateurs » n’ont qu’à bien se tenir ! Obéir aux diktats financiers pour faire avancer la machine, tout est mis en œuvre en ce sens pour permettre à quelques-uns de s’arroger le haut de la colline. Cependant un individu éclairé, évoluant dans une société favorisant des sentiments d’entraide, de coopération pour son bien et le bien des autres ne peut que tordre le cou à ce côté sombre. Cette perspective n’avait pas encore été essayée alors il fallait bien commencer : on ne sait jamais ! Et pourquoi pas !
Des comités citoyens allaient se constituer avec le pouvoir, maintenant que la victoire était là, de faire changer les choses, d’édicter de nouvelles lois, d’agir pour le bien de tous en préservant notre écosystème car incontournable à une vie humaine sur terre. Laissons les livres d’histoires s’écrire encore un peu pour le plaisir de nouvelles générations, laissons les arbres pousse jusqu’au ciel et continuons d’admirer les étoiles sous la voûte céleste : adieu FNSEA, PAC, ZAC ; parlons paysannerie, bon sens paysan et milieu naturel. Adieux finance, management, investissement ; parlons équité, coopération, forces productives.
Tout cela ne présageait que du bon. Paul sortit de sa léthargie, se redressa et décida de reprendre sa vie en main.
« Allez Rosette sers-m’en encore un et je vais bâtir un monde nouveau. »
Avis du jury
Votre nouvelle a retenu l’attention du jury pour la façon dont vous présentez la décroissance : comme « une direction commune à prendre, nouvelle manière de penser le monde » ; il s’agit bien de « préserver le bien commun […] dans une perspective de permanence à l’échelle de l’humanité, générationnelle, civilisationnelle ». Vous prenez soin de briser le stéréotype sur « cette idée de décroissance [qui] fut longtemps véhiculée comme un retour en arrière, une période triste et sombre, mal éclairée où il ne saurait être question que de pénuries et de dur labeur ». Et vous placez ce réveil citoyen au cœur des « cafés des villages et des quartiers [qui deviennent] l’endroit incontournable pour passer des soirées exaltantes. L’envie de s’y rendre pour de nouveau se rencontrer, s’animer, retrouver un peu d’humanité, réfléchir ensemble au nouveau trajet… ». Bref, « la vie vécue comme une fête et non pas comme une guerre permanente à vouloir tout dominer ». Merci à vous de nous avoir conduit.es au café associatif « Chez Rosette », en compagnie de René et Paul pour cette très bonne nouvelle décroissante.