Un article du numéro d’été du journal La Décroissance interpelle les défenseurs décroissants du revenu inconditionnel, dont je suis. Naïf, j’ai cru y voir une invitation au débat. Une courte conversation téléphonique avec l’auteur de l’article et rédacteur en chef du journal m’a vite détrompé sur ses intentions… Qu’importe, puisque les questions sont posées (l’article en question se résumant à une suite de questions que je retranscris ici en intégralité), tâchons donc d’y répondre, une fois de plus, et improvisons cette interview improbable :
La Décroissance: « Le travail est-il seulement un asservissement, ou peut-il être un moyen nécessaire d’épanouissement et de reconnaissance sociale? »
Baptiste Mylondo: Par « travail », on entend souvent « emploi », et c’est bien cette activité rémunérée qui fait aujourd’hui l’objet de la « valeur travail ». C’est aussi cette activité, notamment lorsqu’elle est salariée, que certains, dont je suis, dénoncent comme source d’asservissement. Peut-elle également être un moyen d’épanouissement et de reconnaissance sociale? Elle le peut indéniablement, mais ce n’est ni automatique, ni indispensable. Pas automatique d’abord, car j’ai la conviction qu’une large part de nos contemporains ne considèrent pas leur emploi comme l’activité la plus épanouissante qui soit. Pas indispensable ensuite, car nombres d’activités peuvent remplir bien plus efficacement cette fonction d’épanouissement de l’individu. Quant à la reconnaissance, c’est précisément une des critiques que l’on peut adresser à la « valeur travail » que d’avoir fait de l’emploi le vecteur indispensable de la reconnaissance sociale. Les chômeurs en savent quelque chose1… C’est pourquoi cette « valeur » doit être remise en cause.
La Décroissance: « Passer de la survalorisation du travail à sa dévalorisation, n’est-ce pas passer de sa divinisation à sa diabolisation, soit les deux faces d’une même pièce? »
Baptiste Mylondo: Si le travail est « survalorisé », et nous semblons curieusement nous accorder sur ce point, le remettre à sa juste place passe nécessairement par une dévalorisation, au même titre qu’une surconsommation implique une baisse de la consommation pour revenir à un niveau soutenable. Il s’agit en outre d’une dévalorisation relative qui vise à permettre une revalorisation du temps libéré de l’emploi et de la consommation.
La Décroissance: « La gauche défendant traditionnellement les travailleurs, est-ce de droite que d’affirmer que le travail a une valeur? »
Baptiste Mylondo: Bien sûr que non, à condition toutefois de ne pas limiter le travail à l’emploi. C’est l’ensemble des activités socialement utiles qui doivent être reconnues.
La Décroissance: « La richesse devant être produite, ne risque-t-on pas de créer une caste de néo-aristocrates menant une vie oisive en vampirisant la société? »
Baptiste Mylondo: La question est étrange. S’il s’agit de pointer du doigt l’existence d’une minorité riche oisive, c’est déjà une réalité, et le revenu inconditionnel n’y est pour rien. Les riches n’attendent pas un partage des richesses pour être oisifs, ils ont plutôt tendance à redouter ce partage et l’impact qu’il aurait sur leur mode de vie. Dans ce cas, qui pourraient donc être ces « néo-aristocrates » (le terme est sans doute mal choisi) qui profiteraient du revenu inconditionnel pour paresser? Simplement celles et ceux qui accepteraient de se contenter du niveau de vie modeste garanti par le revenu inconditionnel et choisiraient alors de se passer durablement d’emploi. Seraient-ils improductifs pour autant? Je ne le crois pas2.
La Décroissance: « Beppe Grillo en Italie a fait campagne en promettant un revenu inconditionnel de 1000 euros par mois. Cela équivaudrait à 1200 euros en France. Combien de personnes s’arrêtent de travailler à ce tarif? Combien en profitent pour travailler au noir? »
Baptiste Mylondo: Prenons les deux questions dans l’ordre. D’abord, combien de personnes s’arrêteraient de travailler si un revenu de 1200 euros leur était assuré ? Par « travailler », je suppose que vous parlez en fait d’emploi, de gagne-pain. Il est évidemment difficile de répondre à cette question, mais si l’emploi est bien l’activité épanouissante que l’on nous vend, pourquoi craindre qu’un revenu inconditionnel le rende moins désirable? En revanche si, comme je le crois, l’emploi est une activité dont la plupart des salariés feraient volontiers l’économie, la question mérite alors d’être posée. Sauf que la plupart des promoteurs d’un revenu inconditionnel y ont déjà répondu maintes fois3.
Je reviens à présent sur votre deuxième question: combien profiteraient du versement d’un revenu inconditionnel pour travailler au noir ? Encore une étrange question. Cela revient en quelque sorte à objecter aux partisans (dont je suis) d’un revenu maximum acceptable, le risque de fraude fiscale qu’une telle mesure implique ! Soit. Toute règle implique un risque de contournement… Et alors ? On ne peut raisonnablement renoncer à toute mesure politique au prétexte que certains pourraient être tentés d’y contrevenir…
La Décroissance: « Combien de personnes sont-elles capables de faire des activités de loisirs à vie sans vouloir travailler au noir ? »
Baptiste Mylondo: (Soupir)
La Décroissance: « Si certains décident de s’arrêter de travailler, quid alors du partage du travail? »
Baptiste Mylondo: De quel partage du travail parle-t-on? Le partage de l’emploi épanouissant au nom du droit à l’emploi? Le partage de l’emploi pénible au nom du droit à un temps libéré du turbin? Si l’on parle du premier, la question ne se pose pas. Ceux qui souhaitent continuer à avoir un emploi peuvent continuer à s’épanouir de la sorte tandis que les autres choisissent librement une autre voie d’épanouissement. Si c’est l’emploi, en tant qu’ensemble de tâches pénibles, qu’il faut partager pour que ce ne soit pas toujours les mêmes qui s’y collent, le revenu inconditionnel permettrait de faciliter ce partage.
En effet, trouver des candidats pour réaliser les tâches pénibles une fois un revenu inconditionnel en poche supposerait sans doute un partage des tâche au lieu de l’injuste division du travail en vigueur aujourd’hui. Chaque emploi devrait mélanger tâches ingrates et activités plaisantes et gratifiantes. Par ailleurs, le revenu inconditionnel s’inscrit dans une logique de droit au temps libéré. Un droit égal pour tous, qui implique que si plus personne ne veut bosser, la base de financement du revenu inconditionnel diminue, entraînant la baisse du montant du revenu inconditionnel versé et incitant donc chacun à s’employer juste assez pour gagner suffisamment et répondre ainsi aux besoins de tous. Au final, on obtient un véritable partage des tâches.
La Décroissance: « Selon Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, 80% de la population mondiale serait surnuméraire dans le cadre du productivisme actuel. Pour les empêcher de se révolter, la technologie numérique jouerait le rôle de la Soma, drogue euphorisante du roman Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Jointe au revenu inconditionnel, elle permettrait de nourrir de junkfood cette masse pour qu’elle « se tienne tranquille ». Cette proposition ne risque-t-elle pas de jouer ce jeu? »
Baptiste Mylondo: C’est en effet un risque et cette tentation du « tititainement » dont parle Brzerzinski est sans doute présente dans certaines versions de droite du revenu inconditionnel4. L’impact d’une telle mesure dépend bien sûr du débat politique qui l’entoure et de l’ambition de ses promoteurs. On peut certes craindre que le revenu inconditionnel participe à l’endormissement des masses au profit du capitalisme, mais on peut aussi espérer qu’il permette à ceux qui le souhaitent de quitter cette logique capitaliste. C’est tout l’enjeu du débat politique.
La Décroissance: « Une société autre que reposant sur le productivisme le plus élevé, la consommation massive d’énergie et la mise en servitude de toute une partie du globe est-elle capable de proposer à toute une partie de la population de vivre dans l’oisiveté ? »
Baptiste Mylondo: Bien sûr. Une société ou tout le monde produirait peu et consommerait peu disposerait d’une quantité considérable de temps libéré. Il n’est qu’à penser aux sociétés dont nous parlent Marshall Sahlins ou Jacques Lizot. Même dans nos sociétés, nul besoin d’exploiter la planète et une partie de ses habitants pour être à l’abri du besoin et jouir des plaisirs gracieux la vie.
La Décroissance: « De quelle cohérence peuvent se targuer ceux qui exècrent un État décrit comme « intrinsèquement totalitaire » et qui réclament son sein à vie? »
Baptiste Mylondo: J’avoue avoir peu travaillé cet aspect du revenu inconditionnel, mais il clair que la gestion du revenu inconditionnel ne doit pas nécessairement passer par l’État. On peut ainsi imaginer un système analogue à celui de la protection sociale mais dont la gestion serait évidemment ouverte au-delà des syndicats et des employeurs. À mes yeux, c’est la société, dans son ensemble, qui doit garantir à chacun de ses membres un niveau de vie suffisant pour être à l’abri du besoin, et ce au nom de la contribution de tous à son enrichissement (sous toutes ses formes). Quoi qu’il en soit, cet argument ne suffit pas à rejeter toute idée de revenu inconditionnel. Il conduit simplement à s’interroger sur des modalités de mise en œuvre pouvant échapper à l’État.
La Décroissance: « Comment financer une telle mesure en pleine crise de la dette alors que l’heure est à la responsabilité pour réduire les déficits, au moins par solidarité avec ceux qui vont nous succéder? »
Baptiste Mylondo: La dette et la « responsabilité » nous empêcheraient donc de répartir plus justement les revenus? Au nom de cette même « responsabilité », et suivant la même logique, il faudrait probablement envisager de supprimer la protection sociale et les services publics ! En réalité, un revenu inconditionnel financé par des transferts budgétaires et une hausse des prélèvements fiscaux et/ou sociaux ne creuserait pas le déficit public. Dans une perspective dynamique, on peut toutefois imaginer que le versement d’un revenu inconditionnel permette à ses bénéficiaires de réduire leur temps d’emploi. Cela impulserait une dynamique de décroissance souhaitable mais cela limiterait aussi nos capacités de remboursement de la dette… À bien y réfléchir, il est sans doute plus sage, que dis-je, plus « responsable », d’abandonner tout projet de décroissance pour pouvoir rembourser les capitalistes dans le besoin.
La Décroissance: « Cette proposition ne risque-t-elle pas de réjouir les grands médias si désireux de faire passer les objecteurs de croissance pour de doux irresponsables voire de dangereux démagogues? »
Baptiste Mylondo: (rires) Vous m’avez convaincu. Cessons immédiatement de défendre nos idées de peur que TF1 ne se moque !
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1Mais les « chômeurs heureux » nous montrent aussi une autre voie.
2Pour une discussion plus détaillée de cette question je renvoie à mon livre Pour un revenu sans condition, Utopia, Paris, 2012, et notamment au chapitre « Et les passagers clandestins ».
3Je renvoie par exemple au chapitre « Plus personne ne voudra travailler ? » dans mon livre Pour un revenu sans condition.
4Sur ce point, voir Baptiste Mylondo, « Revenu d’existence ou revenu d’existence », dans Michel Lepesant, Notre décroissance n’est pas de droite, Golias, Villeurbanne, 2012.