Dès qu’on réalise qu’une croissance infinie dans une planète finie est (physiquement) impossible, (écologiquement) insoutenable, (socialement) injuste et indécente, le danger est grand de baisser les bras devant l’ampleur de la tâche à accomplir, qui est : la transformation sociale, écologique et démocratique d’un monde totalement soumis aux diktats et aux « valeurs » de l’économie.
Telle est pourtant l’ambition des ami.e.s de la décroissance. Double ambition :
- Si la croissance économique suffit à totalement déterminer un monde entier, alors le refus de la croissance économique sera beaucoup plus qu’un refus économique de la croissance : ce sera un refus systémique de « la croissance et son monde ». La « décroissance » doit donc oser proposer d’autreS mondeS possibleS, et pas simplement des critiques de l’économie.
- Surtout qu’il ne s’agit pas seulement de prendre conscience que la croissance n’a pas/plus d’avenir, il faut ouvrir les yeux : trop de seuils de soutenabilité de la vie sont d’ores et déjà dépassés, au très grand risque que, même en cas de retour sous les plafonds, les conditions mêmes d’une vie humaine telle que nous la désirons aujourd’hui soient définitivement menacées.
Voilà pourquoi la décroissance est, elle aussi, un « monde », une « philosophie » qui prend à bras le corps toutes les questions à la fois existentielles et politiques de la vie.
« Le sens de la vie est une question politique » ; beaucoup plus qu’un programme ou un slogan, il y a là un projet que nous tenterons d’explorer pendant ces trois jours de (f)estives de la décroissance. Pas n’importe comment mais le long de trois axes qui correspondent aux trois sources qui ont irrigué historiquement la décroissance :
- La source politique qui – par l’héritage du socialisme utopique – pose la question (de l’organisation) sociale : une vie sensée est une vie commune, juste, décente.
- La source culturaliste qui nourrit une critique de la société de consommation : que peut bien valoir la satisfaction procurée par l’achat virtuel (à crédit) et aliéné (par la publicité) d’objets immédiatement démodés (obsolescence programmée) ?
- La source physicaliste qui nourrit une critique de la société de production. La « question écologique » fournit le cadre politique de la décroissance : Une vie sensée est une vie écologiquement soutenable.
Voici alors des pistes qui orienteront nos discussions ; bien évidemment, elles se recouperont sans cesse :
- Organisation sociale
- Critique de l’individualisme, non seulement sous ses formes affichées mais aussi dans les recoins de certains discours et pratiques critiques, en particulier ceux de la Transition.
- « La société précède l’individu » : comment considérer la société comme un « bien commun vécu » (thèse de François Flahaut) ?
- « Hors du commun », il y a ceux qui sont au-dessus des plafonds et ceux qui sont sous les planchers : comment penser un « espace écologique » (plancher / plafond) comme un « espace du Commun » ? Quelle place pour quel individu dans quelle « vie commune » ?
- Comment rêver d’une liberté comme « partage » et non plus comme « affranchissement des limites » par des individus qui ne savent régler leurs différends que par la rivalité et le rapport de force ?
- Comment une société pourrait reposer sur les « valeurs » de la vie commune, celle de la « décence ordinaire » (common decency) : convivialité, émancipation, partage, sobriété ?
- Anthropologie de la décroissance
- Sur la question de la « Vie », la décroissance est-elle vraiment en rupture avec l’imaginaire de la croissance ? Quand les coordinateurs du Vocabulaire de la décroissance (Onofrio Romano sera présent) écrivent que « le binôme sobriété personnelle/dépense sociale doit remplacer le binôme austérité sociale/excès individuel », alors en effet le sens de la vie ne peut pas résulter d’une aventure individuelle.
- Quel contre-portrait du décroissant pourrions-nous tirer pour faire contrepoids à celui de l’homo oeconomicus, celui de la marchandisation généralisée ? L’homme d’une société décroissante est-il « naturellement sociable » ?
- A l’ère du plus-de-jouir de la Cité perverse (Dany-Robert Dufour), quelle part de bonheur et de désir les décroissants veulent-ils sauvegarder ?
- Ne faut-il pas faire l’hypothèse, qu’anthropologiquement, la croissance est d’abord la fabrique accélérée du déni de la mort ? Par conséquent, en quoi « décroître », ce serait « apprendre à mourir » ?
- Ecologie de la décroissance
- Interroger la place de l’homme dans la nature, par rapport à la matière mais aussi par rapport à l’énergie : ce qui devrait entraîner une reconsidération de ce nous appelons « liberté » (qui semble déjà à l’œuvre dans le vivant – Hans Jonas –, que perdue dans ce qui s’auto-définit comme « libéralisme » – Jean-Claude Michéa).
- Qu’est-ce que les décroissants peuvent faire politiquement de la distinction que faisaient les Grecs entre zôè et bios, entre la vie du vivant et la vie vécue, entre la « vie nue » (Giorgio Agamben) et la « vie active » (Hannah Arendt) : la vie peut-elle être un objet politique ? D’un côté, comment ne pas espérer retrouver la « douceur naturelle » (Aristote) de la vie, d’un autre côté comment ne pas craindre comme le pire une vitalisation de la politique (par les dispositifs du biopouvoir en particulier, dénoncés par Michel Foucault) ?
- Quels rapports éthiques pouvons-nous entretenir avec les autres vivants, que notre domination technologique place en position de très grande vulnérabilité ? Quel sens cela a-t-il pour un vivant de s’alimenter en consommant du vivant ? En particulier, ce vivant si proche qu’est un animal ?
- Quelle est la juste et décente place de l’homme dans l’écosystème naturel ?
Toutes ces questions devraient montrer d’une part comment la croissance promet à l’individu de lui donner tous les moyens pour se croire la propre source du sens de sa vie : et d’autre part comment la fable croissanciste du progrès humain repose in fine sur l’hypothèse de la perfectibilité humaine.
Beaucoup de pistes, beaucoup d’ambition qui seront explorées à partir de discussions lentes, d’arpentages[1] de textes fondamentaux mais aussi originaux, d’ateliers, de disputations…, de « grands échanges »… De toute façon, des formes de partage qui veulent en finir avec les traditionnelles tables rondes où des intervenants juxtaposés à la tribune ont à peine le temps d’exposer leur travail qu’ils doivent déjà enchaîner des réponses à un flux de questions…
Surtout tous ces « entretiens » devront viser la formulation de propositions concrètes, avec l’objectif explicite de rendre visible la décroissance. Tout cela suppose bien sûr un climat général de convivialité, de bienveillance et de festivité.