J’ai eu l’honneur et le plaisir d’introduire le colloque organisé par nos amis canadiens de Polémos sur le thème de « la décroissance et la question du comment ». Mon intervention s’intitulait : « Comment construire une politique de la décroissance. Déconstruction – Reconstruction ».
J’en présente ici une coupe transversale en adéquation avec la proposition finale de ma contribution : que ceux qui désirent réellement préparer la transition décroissante doivent commencer par repérer les zones de frictions, de controverses, de problèmes provoqués en interne par les propositions décroissantes elles-mêmes.
D’où cette idée de défendre des ZAC, nos « zones à controverser », ce qui suppose une rupture avec la tyrannie de l’horizontalité, autrement dit d’accepter que des disputes peuvent avoir lieu entre adultes.
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ZAC 1 : La décroissance, c’est le contraire de la croissance. ← Même si chez Latouche, on trouve des versions de cette définition spontanée de la croissance, on trouve aussi régulièrement chez lui l’idée qu’il ne faudrait surtout pas dire que la décroissance est une « croissance négative ». Cette idée se retrouve particulièrement chez presque tous les économistes de la décroissance sous la forme : la décroissance n’est pas une récession. Ce qui est une bêtise mais surtout une « erreur » au sens de « façon de faire errer, d’égarer » : la bonne distinction à faire, ce n’est pas entre décroissance et récession mais entre décroissance et « dépression« .
ZAC 2 : le rejet de la politique se traduit dans un rejet de la théorie, comme si pour décroître, l’important c’était les pratiques et les actions, comme s’il était facile ou inutile de consolider théoriquement la décroissance.
ZAC 3 : « Nous demandons à sa majesté « la nature » de faire à notre place le sale boulot : balayer un mode d’existence contre lequel évidemment nous reconnaissons n’avoir à opposer aucun argument politique », écrit Onofrio Romano, un ancien étudiant de Serge Latouche, en 2008, dans le n°5 de la revue Entropia. ← C’est toute la contradiction de l’écologie politique qui veut, à la fois, faire de la politique : donc proposer et faire des choix ; mais qui ne voit dans l’écologie qu’une ressource de « nécessités ». La collapsologie, les décroissants obsédés par la démographie sont de bons représentants de cette « décroissance inéluctable ».
ZAC 4 : Que le monde soit fini ou infini, une croissance infinie resterait un non-sens. Ce slogan aurait dû depuis bien longtemps remplacer le slogan impolitique de l’impossibilité de la croissance infinie dans un monde fini
ZAC 5 : Ce dont nous avons besoin, c’est d’une analyse qui permette de valider l’hypothèse selon laquelle le régime de croissance atteint un degré d’infiltration dans les moindres recoins de nos vies, degré jamais atteint par le capitalisme. ← Le rapport au capitalisme chez les décroissants est un rapport tronqué : soit il est escamoté : voir critique de Y-M Abraham contre le beignet de K. Raworth ; soit il est ininterrogé au sens où capitalisme et croissance semblent confondus ← voir en particulier chez Jason Hickel.
ZAC 6 : On retrouve même cette petite musique des trois notes du beaucoup, du vite et du nouveau jusque dans un grand nombre de nos « alternatives concrètes » : au moment de trancher les frictions surgies dans leurs praxis, c’est le « faire nombre » qui l’emporte sur le « faire sens », c’est l’« urgence » de la pratique qui l’emporte sur la lenteur de la réflexion, c’est l’enthousiasme affiché pour la nouveauté qui refuse de commencer en tirant des leçons des échecs précédents ← Là je me mets à dos tous les thuriféraires de la décroissance activiste qui croient durs comme fer dans la suffisance des nowtopias et les « alternatives concrètes »
ZAC 7 : Ne suffit-il pas d’avoir pris conscience de ces dispositifs du régime de croissance – modes de vie, stabilisation dynamique, communs négatifs – pour décider politiquement de s’en débarrasser ? ← C’est l’impensé cognitiviste de beaucoup de décroissants au moment d’affronter la question de la transformation. Cet impensé cognitiviste est un impensé individualiste.
ZAC 8 : L’écrasement de la discussion (entre arguments, au nom du droit à la controverse) par le simple débat (entre opinions, au nom de la juste égalité du droit d’expression). ← Discuter, c’est un peu plus difficile que débattre.
ZAC 9 : La tyrannie de l’absence de structure : sous couvert d’horizontalité, l’absence de structures formelles favorise paradoxalement la verticalité descendante de structures informelles cachées. ← Texte de Jo Freeman
ZAC 10 : L’injonction pour tout groupe de « faire famille ». Ce qui réduit terriblement tout lien social soit à une relation horizontale, évaluée positivement, celle entre frères et sœurs (fraternité, sororité, adelphité), soit à une relation verticale descendante, estimée négativement, celle entre parents et enfants. Du coup, les interactions entre adultes semblent évacuées : or, ce sont précisément ces relations qui peuvent assumer que des « problèmes », des « frictions », soient discutées.
ZAC 11 : Le rabougrissement du jugement à l’opinion. Dans le monde de l’horizontalisme, trancher entre une opinion valable (parce que ses arguments ont été validés par une discussion critique aboutie) et une opinion non valable est présenté comme une « humiliation ». Et au final, au lieu d’accepter qu’à l’issue d’une discussion, la logique de la controverse amène à changer d’opinion, chacun se retrouve seul, dans sa bulle de certitudes, dans son « cockpit nominaliste ». ← L’incapacité à assumer qu’un jugement ne sert pas qu’à opiner mais qu’il peut trancher : l’un a tort, l’autre a raison…
ZAC 12 : Si la décroissance s’engage dans une critique du régime de croissance tout en continuant de se revendiquer d’une horizontalité sans contrepoids, c’est qu’elle n’aura pas compris que l’imaginaire de la neutralité est une indifférence aux valeurs. Autrement dit, la décroissance se trompe si elle croit que « ses » valeurs pourraient lui permettre d’échapper à la pente fatale de l’horizontalisme. ← Le lieu commun ici c’est de croire que l’on va des faits aux valeurs, alors qu’en réalité, c’est toujours à partir de certaines valeurs que l’on trie et interprète les faits (qu’on les « fait », qu’on les « construit »). D. Hume a dénoncé cet « ought to fallacy » mais il s’est contenté d’en faire une « guillotine » (c’est pire que le rasoir d’Ockham) sans voir qu’il fallait renverser le rapport entre faits et valeurs.
ZAC 13 : Montrer qu’une stratégie décroissante, si elle veut être une « transition » et pas un « saut » doit faire une place à la vertu du conflit : car la décroissance comme transition sera un moment de conflictualité à laquelle il faut se préparer. ← C’est chez Camus que j’ai trouvé cette critique du saut, sous la forme de la « métaphysique du saut » : c’est parce que Sisyphe, c’est tout le contraire du saut, que j’ai toujours vu en lui le modèle de l’activiste engagé même dans le pire des mondes possibles.
ZAC 14 : Le problème c’est que cet « assemblage stratégique » me semble être une version cool de la main invisible1, car il repose non-intentionnellement sur le fond nominaliste/libéral qui a alimenté les deux faces de la modernité : la montée des libertés individuelles, l’atomisation de la « vie sociale ». Or malheureusement vanter la multiplicité nominaliste, c’est promouvoir une horizontalité incapable de dépasser des frictions et des frottements, des « problèmes ».
ZAC 15 : Fort bien, sauf que la vraie difficulté politique de la transition n’est pas encore affrontée : cette proposition est-elle acceptable ? Comment va-t-elle devenir désirable pour ceux qui aujourd’hui pensent le contraire, comment va-t-elle devenir faisable démocratiquement, c’est-à-dire sans la « faire faire » de façon autoritaire à ceux qui ne la trouvent pas désirables ? Comment va-t-on faire nombre avec ceux qui ne sont pas décroissants ? ← Celui qui ne se pose pas cette question – et en reste au faisable et au désirable – risque de glisser dans la pente sectaire ← les « autres » n’existent que comme repoussoirs : ils ne désirent pas bien, ils ne savent pas comment agir.
ZAC 16 : C’est là où la fable de la pollinisation joue son rôle : c’est que son point de départ est la prise de conscience (souvent par l’éducation)… Mais s’il suffisait de savoir pour passer à l’acte, ça se saurait. Et c’est pourquoi la prise de conscience n’a jamais été mobilisatrice : elle n’est pas une condition suffisante. ← L’impensé cognitiviste s’articule ainsi à la fable nominaliste de l’association et rajoute un péché de suffisance, celui de l’exemplarité : j’ai pris conscience, je suis exemplaire, les autres vont m’imiter et nous allons essaimer…
ZAC 17 : Mais pourquoi ne pas arrêter de prophétiser, arrêter de traduire les stratégies en scénarios : pour le dire simplement, la transition, ça ne se provoque pas, ça ne se prévoit pas, mais ça se prépare. Comment ? En se libérant des injonctions cools de la transition, en retrouvant de la conflictualité. ← On se la raconte « révolutionnaire » : on va « faire la révolution ». Là ça vient des anticapitalistes et des marxistes : qui croient qu’ils peuvent savoir à l’avance. On peut d’autant mieux se raconter que le monde d’après sera un rupture, qu’on escamote la difficulté politique du trajet, de la transition.
ZAC 18 : La vertu politique de la conflictualité, non pas tant le rapport conflictuel au monde que l’on critique, que la conflictualité interne au corpus même de la décroissance. Il est vrai que c’est un problème « potentiellement explosif » (Aurélien Berlan). ← Comme beaucoup, la violence est à l’extérieur : externalisation de la violence ← c’est la tentation complotiste.
ZAC 19 : Les sources internes de conflictualité sont pourtant nombreuses.
- l’héritage antagonique des traditions anticapitalistes,
- la négligence géopolitique d’une grande partie du corpus décroissant,
- la prégnance, à cause de l’horizontalité revendiquée, des trois notes du régime de croissance : le beaucoup, le nouveau, le vite,
- la fiction qu’il n’y a que des synergies positives, et que la négativité ne serait que querelle individuelle…
ZAC 20 : Tous les problèmes relevés dans cette cartographie systématique des propositions décroissantes 2 ont en commun un défaut de systémicité : incompatibilité entre proposition et idéaux, dissonance entre popularité et pertinence, priorité du quoi sur le comment, abstraction des propositions. ← Super liste de frictions internes, c’est-à-dire d’incohérences politiques.
ZAC 21 : Faute alors de relever le défi (intellectuel, théorique) de la radicalité comme cohérence, beaucoup de décroissants se la jouent « plus décroisant que moi tu meurs » ← la radicalité comme intransigeance.
ZAC 22 : Autrement dit, plutôt que de poser et d’affronter la conflictualité des dissonances temporelles, la résolution des problèmes consiste à spatialiser le temporel, à se replier là où peut avoir lieu une action collective. ← Voilà une critique dont toute réduction de la décroissance à la relocalisation devrait tenir compte. Relocaliser ≠ rapprocher (En faire une question de taille).
ZAC 23 : Nous savons tous que la relocalisation est une perspective centrale pour la transition décroissante. Mais pour autant, ne pas croire qu’elle est sans « frottement » : D’abord parce qu’il y la critique sévère portée par Onofrio Romano qui rappelle que l’Occident a déjà connu une époque de relocalisation – dans les villes italiennes à la Renaissance – et qu’elle a été le laboratoire d’où est sorti la « ville occidentale », c’est-à-dire l’urbain sous régime de croissance.
ZAC 24 : La critique radicale de la métropolisation ne peut-elle déboucher que sur une mise à l’écart intransigeante de ce que serait une ville post-croissante ? ← Critique de la simplification post-urbaine en France qui ne traite de la question de la ville post-urbaine que du bout des lèvres et avec mépris
ZAC 25 : Telle serait l’utilité démocratique de la cartographie systémique : non seulement faciliter la critique et les réajustements continus mais les encourager. ← Si politique = choix alors politique = démocratie. Pas seulement accepter la controverse mais l’encourager.
---------------Notes et références
- Dans la version hard de la main invisible, la version « commerçante », non seulement la forme horizontale installe bien un régime d’équivalence mais les relations – les échanges – disposent d’un équivalent général qui in fine tranche les conflits : c’est l’argent. Dans la version cool, faute d’une telle façon de faire, alors les conflits ne sont pas tranchés, tournent à la querelle personnelle, voire sont accusés de briser une « harmonie » dont l’idéalisation joue comme un surmoi répressif d’autant plus efficace qu’il ne peut être mis en avant puisqu’on ne cesse de proclamer qu’il est interdit d’interdire. En tant que surmoi, l’impératif de bienveillance (coolitude) joue comme une surveillance intériorisée.[↩]
- Nick Fitzpatrick, Timothée Parrique, Inês Cosme, « Exploring degrowth policy proposals: a systematic mapping with thematic synthesis », Journal of Cleaner Production, Volume 365 (2022), Article 132764, 10.1016/j.jclepro.2022.132764.[↩]