L’argument principal s’appuie sur l’hypothèse que tout logiciel impérialiste repose sur la conception d’un humain tronqué, parce que dépourvu de rationalité morale, celle qui exige de respecter les accords conclus, le droit international, celle qui se fonde sur le partage d’un certain nombre de valeurs. Mais attention, je ne prétends pas pour autant qu’il suffirait d’imposer nos valeurs pour que la paix revienne ; pourquoi ? Parce que le conflit géopolitique que nous subissons aujourd’hui est beaucoup plus profond qu’un conflit des valeurs. Parce qu’aujourd’hui, il serait même plus réaliste d’affirmer qu’il n’y a pas de conflit des valeurs ; pourquoi ? Parce que le régime politique sur lequel s’appuie la croissance économique repose sur un « régime de croissance » dont l’objectif et l’effet premier sont la neutralisation de tout conflit des valeurs.
Pourquoi est-il plus facile pour la Russie de Poutine de coloniser le narratif de Trump que de réussir sa guerre d’agression contre l’Ukraine ? Et inversement : en quoi la reprise par Trump et son administration du narratif russe n’est-elle qu’un nouvel épisode d’une économisation du monde qui accompagne depuis quelques siècles l’emprise que la croissance exerce sur nos vies ?
Commençons par reconnaître que même le comportement le plus irrationnel peut toujours être interprété a posteriori comme une logique ; car interpréter n’est ni prédire ni expliquer. C’est pourquoi une interprétation repose très souvent sur une analogie.
Reconnaissons aussi que si nous cherchons une analogie pour interpréter le comportement de « Trump et son monde », alors il y a pléthore :
- C’est le plus costaud dans la cour de récréation qui prend plaisir à martyriser le plus faible, à se satisfaire d’exercer son insuffisance morale sur un souffre-douleur. Dans un grand nombre de westerns ou de séries américaines, c’est souvent le fils méprisé d’un père aussi gros con que le sera son fils. Dans les années 50, ce fils finissait mal la plupart du temps ; mais on n’est plus au millénaire précédent.
- C’est l’enfant qui n’a de plaisir qu’à casser ses jouets, parce qu’il veut être le centre de l’attention. On peut ainsi imaginer la jouissance que le 47ème président des USA doit ressentir quand on survole la liste des dégâts qu’il ne cesse, depuis son intronisation, de commettre dans l’administration américaine :
- Contre le National Endowment for Democracy (NED, la « Fondation nationale pour la démocratie »).
- Mise sur pause de tous les travaux de la Cybersecurity and Infrastructure Security Agency (CISA), l’administration fédérale américaine chargée de la protection informatique des États-Unis, en particulier la sécurisation des élections.
- Réduction des effectifs et du budget (de 65%) de l’Agence de protection de l’environnement (EPA).
- Suppression de 92% des financements de programmes à l’étranger par l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (Usaid).
- Retrait de l’OMS, refus de participer à la dernière réunion des experts du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), licenciement de près de 1000 rangers des parcs nationaux, de 10 % des effectifs des instituts nationaux de la santé et de l’Agence météorologique et océanographique (NOAA)…
- Gel de toutes les activités du Consumer Financial Protection Bureau (CFPB). Fondée après la grande crise financière de 2008, l’agence est chargée de lutter contre la fraude financière. Arnaques en ligne, dettes médicales abusives, agences de recouvrement de créances qui recourent à l’intimidation… Le CFPB s’occupe aussi bien des petits remboursements de consommateurs floués que de fraude à grande échelle. Mais le 8 février son nouveau directeur envoyait un courriel à ses 1 700 salariés : « Merci de ne plus accomplir aucun travail. »
- Nomination à la tête du FBI d’un soutien des émeutiers du Capitole et partisan déclaré de QAnon, Kash Patel.
- Licenciement de 800 employés de l’Agence nationale d’observation océanique et atmosphérique (NOAA).
- La National Science Foundation (NSF), principal bailleur de fonds de la recherche fondamentale, subit aussi une large vague de révision de ses programmes. Des employés de la NSF ont fait fuiter les critères qui seraient appliqués, comme la présence, dans la description d’un projet, d’une liste de termes éliminatoires qui ratisse très large : « handicap », « activisme », « diversité », « équité », « ethnicité », « femme », « minorité », « socio-économique »…
- Dès le premier jour de son mandat, Donald Trump avait signé 46 directives sur l’immigration, la justice ou le climat…
- Les téléfilms américains regorgent de ces scénarios dans lesquels un groupe d’adolescent.e.s biberonné.e.s au MacDo et au Coca persécutent le dernier arrivé dans le collège ou dans l’université : confréries, fraternités, clubs de pom-pom girls, concours du bureau des élèves, autant de milieux toxiques dans lesquels le bizutage est permanent…

Mais il ne faudrait surtout pas croire que l’ami Donald n’est qu’un enfant gâté au milieu d’un monde d’adultes, qui ne tarderont pas à lui rappeler quelques principes de bonne civilité.
Parce qu’aujourd’hui, et plus exactement depuis près de 4 siècles, le monde des adultes a glissé lentement mais sûrement au bas de la pente de l’économisation généralisée de toute vie humaine : et si le logiciel trumpiste est aujourd’hui si facilement colonisé par le logiciel poutiniste, c’est d’abord parce que tous ces logiciels partagent une même vision tronquée de ce qu’est un être humain.
Cette vision tronquée est partagée aussi bien par les régimes totalitaires que par l’économie libérale de marché. Cela peut sembler une incongruité, sinon une absurdité, mais pourtant c’était déjà la thèse soutenue par Karl Polanyi dans La Grande Transformation (1944) quand il cherchait à expliquer comment l’échec du marché autorégulateur (qui reposait sur des fictions, celles qui marchandisaient le travail, la nature et la monnaie) avait abouti à la montée des fascismes tant en Italie qu’en Allemagne.
« C’est la réalité d’une société de marché que l’on perçoit dans le totalitarisme. »
Karl Polanyi, Écrits, p.386
Pas de société encastrée dans l’économie sans la fiction d’un individu réduit à ne plus agir qu’en vue du « gain », que pour son intérêt personnel. A partir d’une telle fiction anthropologique, qui est celle de l’homo œconomicus, il faut remarquer que la priorité accordée à la rationalité utilitaire, technique, permet d’envisager le marché comme ce dispositif économique où toutes les actions humaines peuvent être rendues équivalentes et ramenées à un calcul. Du coup, l’emprise de l’économie devient une emprise politique.
C’est ainsi que Karl Polanyi faisait le lien entre la victoire des fascismes dans l’entre-deux guerres et l’effondrement de l’économie de marché : en quelque sorte, le fascisme est toujours une tentative de réponse politique à la désocialisation générale provoquée par le marché autorégulateur mais cette réponse n’est envisageable que parce que le marché et le fascisme reposent sur un même réductionnisme anthropologique, celui qui ne voit dans l’humain qu’un automate insensible et calculateur dont les actions sont seulement déterminées par l’appât du gain, sans plus guère d’usage de la rationalité dans sa dimension morale c’est-à-dire raisonnable au sens premier de capable d’être raisonné par des arguments raisonnables.
C’est le constat de cette incapacité à être raisonné par le raisonnable – dans le spectacle délirant d’une inversion et du rapport au réel et du rapport au droit international – qui nous saisit quand nous ne pouvons que juger que les narratifs trumpistes et poutiniens se rejoignent, dans une négation commune et affichée de ce que peut vraiment dire la « paix ».
Du coup, il n’y a plus de raison de s’étonner de ne pas réussir à faire beaucoup de différences entre :
- le roi autoproclamé du deal et de l’approche transactionnelle, autrement dit du rapport de force imposé sous le masque hypocrite du contrat négocié,
- le dealer en train de prendre le monopole local de son commerce de drogues en s’imposant par la violence pour conquérir des « points de deal »,
- le chef d’entreprise adepte du lean management et de la gestion des « RH » par la brutalisation et le harcèlement,
- le chef d’État qui se croit investi d’une mission quasi divine pour accroître la puissance de son pays,
- le Léviathan décrit par Thomas Hobbes (1751) pour expliquer comment le sacrifice de la liberté était le prix à payer pour garantir la sécurité d’être humains tronqués et dont toute la psychologie se réduisait au désir de désirer sans cesse, à la peur de n’en avoir jamais assez, à une raison réduite au calcul de l’intérêt et de l’utilité. Dans ces 3 traits psychologiques, chacun aura pu remarquer qu’ils suffisent pour décrire l’individu de la société de consommation (drogué à la quête incessante du nouveau, frustré de n’en avoir jamais assez, n’ayant que l’intérêt égoïste comme mobile de ses actes).

Car ce qu’ils partagent tous, c’est le même imaginaire colonisé, celui d’un être humain dénué de sens moral et qui réduit la réalité aux seuls rapports de force. Quand le juste devrait toujours être la défense du faible contre le fort, quand la démocratie devrait toujours être le respect des minorités, quand la paix ne devrait être conceptualisée que par des anciens dominés (suivant l’intuition géniale d’Hannah Arendt), on voit à quel point aujourd’hui la perte de la capacité de « se mettre à la place de tout autre être humain » (Kant) est une catastrophe anthropologique, parce qu’elle devrait être la faculté humaine la plus respectée et la plus défendue.
Au lieu de cela, fleurissent partout les discours identitaires, qui alimentent une xénophobie généralisée (parmi les mesures proclamées aux USA, il faut ajouter : il n’y a plus qu’une seule langue officielle, il n’y a plus officiellement que 2 genres), qui défendent les inégalités de fait, qui tissent une internationale des individus tronqués, mobilisés par la peur et le ressentiment.
Cela promet de beaux jours !
Une pensée pour les pacifistes prorusses qui depuis 3 ans nous expliquent que l’Ukraine n’est que la marionnette de l’impérialisme américain et de l’agressivité de l’Otan. Ces trois années de guerre pendant lesquelles l’Otan a été aux abonnés absents ont juste prouvé qu’il y a bien un marionnettiste…
