Il y a quelques années nous avions publié sur ce site une recension bienveillante du livre d’Aurélien Barrau Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité (Michel Lafon, 2019).
Nous avions particulièrement relevé la méthode qu’il préconisait, « face à la catastrophe écologique et sociale » : « Bien sûr, il faudra changer aussi le coeur du système, mais je crois que cela viendra par la suite. On ne peut plus se permettre d’attendre qu’il s’agisse d’un préalable » (pages 74-75).
Les années ont passé ; la notoriété est venue. Alors écoutons-le passer du « c’est pas le moment » à « c’est pas le sujet », écoutons-le défendre ce qui serait des bonnes croissances, sans qu’il s’aperçoive qu’il ne fait que favoriser l’entrée du cheval de Troie de la croissance dans des domaines qui devraient vraiment échapper à cette injonction…
Là, de toute évidence, il n’est plus question de « changer le coeur du système ». C’est même exactement le contraire puisqu’il s’agit de s’en emparer individuellement.
- Cher Aurélien, on est quelque peu étonné par votre exemple car pour vous l’illimité c’est « jusqu’à ce que le sommeil nous prenne ». Ça, ce n’est pas de l’illimité, c’est juste que c’est long, que c’est longtemps.
- Cher Aurélien, pourquoi passer avec tant de faconde à côté d’un Éloge des limites, c’est-à-dire d’un éloge des limites comme autolimitations ? Car, tant qu’à écrire des poèmes, n’attendez pas que « le sommeil vous prenne », n’attendez pas que la limite vous prenne : écrivez des poèmes dans les limites de votre désir d’en écrire. Et vous constaterez, en le vivant, qu’il n’y a là aucune expérience de l’illimité mais exactement le contraire, une expérience de l’autolimitation !
- Cher Aurélien, c’est quand même un drôle d’exemple de désir de l’illimité que vous avez choisi, puisque ce désir s’arrête !
- Quant au désir d’aimer ; sur ce sujet, allez lire la bouleversante Lettre à D. d’André Gorz et vous y verrez comment, jusqu’à son dernier souffle, André Gorz est resté un formidable défenseur du « suffisant », de l’autolimitation. A tout moment – fût-ce le moment de mourir – il faut savoir se dire : ça suffit !
- Il en va de même pour les limites écologiques : n’attendez pas qu’elles vous prennent ! Prenez plutôt le parti d’autolimiter vos désirs.
« Lorsque nous pensons que les limites existent objectivement en dehors de nous, nous occultons le fait que c’est en dernière instance à nous de les fixer et de définir nos besoins, et nous reproduisons ainsi l’idée malthusienne selon laquelle la nature ne nous permet pas de faire tout ce que nous voulons. Même les limites les plus strictes, dont nous avons fini par penser qu’elles étaient inscrites dans la nature elle-même, sont en réalité toujours le fruit de processus sociaux… Je soutiens […] que nous devrions nous autolimiter non seulement parce qu’il y a des limites, mais parce que nous le voulons. En réalité, même si la croissance n’avait pas de limites, il serait d’autant plus nécessaire de la limiter, car une croissance illimitée est une catastrophe. »
Giorgos Kallis, Éloge des limites (2022), PUF, p.96-98.
Comme beaucoup de défenseurs plus ou moins avoués de la croissance, vous vous contentez de dénigrer le terme de « décroissance » en l’associant à la « castration » : c’est un peu court comme idée !
Et vous arrêtez là votre rhétorique alors que vous auriez pu vous demander :
- Quand les plafonds de soutenabilité sont dépassés, comment pouvez-vous vous contenter de dénoncer un désir d’illimitation matérielle sans envisager par quel trajet on va retrouver un état stationnaire ou soutenable ? Car ce trajet, c’est exactement la décroissance stricto sensu, comme faisceau de trajectoires.
- Et d’où vient le désir d’accumuler des richesses matérielles ? Car vous n’êtes certainement pas sans ignorer que ce désir de possession est bien loin d’avoir été le mobile principal qui a animé jusqu’à nos jours la vie des humanités ; et vous devez bien savoir qu’il y a là une « disposition » qui a une date et un lieu de naissance et que l’on appelle la Modernité, qui est une invention de « blancs » (ce que Serge Latouche a nommé si pertinemment « L’occidentalisation du monde »).
- En ne rappelant pas que ce désir d’accumulation a un commencement historique, vous laissez entendre qu’il pourrait être transhistorique : on connaît bien pourtant cette façon de naturaliser une idéologie en prétendant qu’elle serait dans une nature humaine qui, dans le cas de la croissance, se ramènerait aux obsessions d’un homo oeconomicus 1.
Dit autrement : le « coeur du système » de la croissance économique n’est pas économique (ou alors vous acceptez de commettre une pétition de principe) et l’affirmer comme vous le faites ne procède que de cette abstraction par laquelle l’économie prétend s’être désencastrée de la société : ce qui est précisément la fable qui est à l’origine de l’emprise que la croissance exerce sur nos imaginaires.
Bref, ce désir de l’illimité que vous défendez benoîtement est une fable que se racontent les papalaguis ! Pourquoi contribuer à la propager alors qu’elle est à l’origine de l’inhabitabilité du monde ?
---------------Notes et références
- Voir en particulier le portrait que le philosophe Thomas Hobbes fait de cet homme : un désir insatiable, une peur de manquer, une raison réduite au calcul ← on le reconnaît, c’est l’idéal-type du consommateur, c’est un hobbes-édé ![↩]