Tribune – parue dans le Monde du 21/01/2022

Michel Lepesant, fondateur de la Maison commune de la décroissance, défend, dans une tribune au « Monde », l’idée d’une pension de retraite égale pour tous, quelle que soit la durée de cotisation, rémunératrice de l’activité sociale.

Retraites : « Dans un système solidaire par répartition, il ne devrait pas y avoir de calcul des annuités car il apporte le poison de l’individualisation »

Quel est le point commun entre la réforme des retraites proposée il y a trois ans par le gouvernement, qualifiée de «systémique» et soutenue par la CFDT, et la réforme «paramétrique» d’aujourd’hui, combattue par la CFDT, le front syndical et les partis de gauche ? Toutes deux se présentent comme des défenses du système par répartition, tout comme, d’ailleurs, l’opposition à la réforme actuelle.

Incroyable ! Tous seraient donc d’accord ? Est-ce possible ? Le système par répartition, c’est – ce devrait être – le contraire du système par capitalisation : c’est le choix de la solidarité contre le choix de l’individualisation. Du côté de la répartition, le financement se fait par le prélèvement obligatoire, par la cotisation ; du côté de la capitalisation, par l’épargne.

D’un côté, un financement solidaire où les pensions sont financées par la répartition immédiate et collective des cotisations des actifs ; de l’autre, un financement individuel où la pension est le retour
différé d’un investissement. Au moment de l’entrée en retraite, le fonds de pension vend les actifs financiers achetés auparavant au nom de l’épargnant. Et à qui les vend-il ? Aux actifs du moment, qui souscrivent à leur tour en les achetant avec leurs revenus, qui lui-même vient en partie de leur travail…


La fable du « mérite »

Mais le cheval de Troie de l’individualisation ne s’est-il pas infiltré jusque dans le système qui devrait reposer sur la coopération ? C’était évident dans la tentative précédente puisque la réforme « systémique » reposait sur un principe de « points » dont il faut rappeler la logique : chacun pouvant individuellement arbitrer son « compte retraite », nul besoin d’agiter le chiffon rouge du recul de l’âge légal (d’où l’adhésion de la CFDT).

L’individualisation dans le monde du travail comme légitimation des inégalités, on connaît bien puisque c’est déjà elle qui justifie les différences de rémunération au nom de la fable du « mérite », dont les trois ingrédients seraient le diplôme, la responsabilité et l’expérience. Sans se lancer dans le chantier d’une remise en cause radicale d’une telle légitimation, on peut quand même se demander pourquoi ces inégalités se poursuivraient pendant la retraite.

Le non-travail d’un employé retraité diffère-t-il formellement du non-travail d’un cadre retraité ? Non, puisqu’ils sont dans la même situation : pour « ne pas travailler », aucun diplôme n’est requis, la responsabilité sociale est la même, nul besoin d’expérience. Nonobstant que non seulement les inégalités de revenus se sont converties en inégalités de patrimoine, mais elles ont aussi permis le financement individualiste d’un complément de retraite par capitalisation…


Le patronat responsable du sous-emploi des seniors

Pourquoi une telle évidence n’est-elle rappelée par aucun des participants du débat public actuel, alors qu’elle pourrait être la colonne vertébrale d’une véritable défense du système par répartition ? Parce qu’aujourd’hui, l’individualisation s’est immiscée dans le calcul du montant de la pension, fonction directe des cotisations. Ce que traduit le principe des annuités.

Le gouvernement pourra multiplier les rustines à sa réforme, chacun sentira bien les conséquences d’une simple soustraction : 64 ans – 43 annuités, c’est devoir commencer sa carrière complète à 21 ans. Alors que selon l’Insee, l’entrée dans un « emploi significatif », c’est à 22 ans et 7 mois. Alors que ce sont d’abord les femmes qui ont une carrière « hachée ». Alors que certains ayant commencé beaucoup plus tôt ne pourront partir en retraite qu’après 44 ou 45 ans de travail.

Alors que le patronat – quoique quasi-silencieux – sait qu’il est directement responsable du sous-emploi des seniors. Alors qu’en Suède, où une réforme du recul de l’âge pivot est en place depuis 20 ans, elle ne s’est traduite par aucun allongement de l’âge effectif de départ, ce qui signifie que les travailleurs ont dû arbitrer, individuellement, entre une décote et une usure supplémentaire au travail.

Il n’y a pas que le travail dans la vie sociale

La conséquence est facile à tirer : dans un véritable système solidaire par répartition, il ne devrait pas y avoir de calcul des annuités, car c’est lui qui apporte le poison de l’individualisation. Du coup, le droit de bénéficier d’une retraite devrait être inconditionnel. A l’âge de partir à la retraite, qui devra être démocratiquement, socialement et écologiquement déterminé, même celle ou celui qui n’aura cotisé pendant aucune annuité doit avoir le même droit.

Et, encore mieux, le montant devrait être égal, le même pour toutes et tous. Car il ne serait plus fonction de la durée de cotisation. Et au moment de répondre à l’objection qui ne manquera pas d’arriver : «Mais, enfin, cette proposition revient à traiter de la même façon ceux qui ont travaillé et ceux qui n’ont pas travaillé», il faudra savoir écouter la parole des actuels retraités dont les activités socialement utiles sont la meilleure preuve qu’il n’y a pas que le travail dans la vie sociale.

Car tel est le véritable enjeu d’une protection sociale par solidarité : la reconnaissance à accorder à toutes celle et tous ceux qui contribuent à la production sociale de la richesse économique d’une même société. Même quand ils ne « travaillent » pas, ils s’activent !

Michel Lepesant est également coauteur de La décroissance et ses déclinaisons (Utopia, 2022)



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3 commentaires

  1. Michel Lepesant, oui, une retraite égale à n’importe quel âge, ça revient à ma proposition d’égalité républicaine des revenus pour les adultes (plus des primes) ! Les deux suggestions ont l’avantage de décourager les productivistes, qui nous mènent à un risque d’effondrement.

    1. Bonjour, c’est avec plaisir que nous publierons un texte ou une tribune sur ce sujet dans ce dossier ! Il est possible de nous l’envoyer à contact@liens.ladecroissance.xyz
      Fleur pour la MCD

  2. Author

    Les abonnés du journal auront le loisir de lire la bordée de commentaires que ma tribune a suscitée (et encore, c’était dans Le Monde et pas dans le Figaro ou un hebdomadaire éco).
    Ces commentaires sont quand même très instructifs car ils permettent de remettre notre « mouvement » en perspective :

    • La moitié des commentaires jugent cette revendication de partage et de solidarité comme une proposition bolchevique, communiste, totalitaire, nord-coréenne…
    • Beaucoup d’entre nous affirment que le « combat culturel » en faveur de l’idée de décroissance est gagné : il y a là un irénisme dangereux pour nos idées. Soit nous nous en satisfaisons et nous restons dans les généralités et les inventaires des confettis et des îlots de résistance en nous racontant qu’un jour tout cela, par le miracle de l’essaimage et de la « masse critique », finira par faire basculer l’hégémonie écrasante de la croissance ; soit nous nous retroussons les manches et nous nous mettons vraiment au travail de fondation idéologique de nos idées.

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