Critique décroissante de l’anticapitalisme loupé

Nous publions ici une « contribution décroissante » à la tentative entamée il y a quelques mois à gauche de la gauche pour « faire du commun ». En plus de son contenu, cette « contribution » au ton roboratif a pour intention de râler fortement contre une méthode de discussion caractérisée par l’absence de méthode pour discuter réellement les difficultés soulevées par certains.

Contribution décroissante à

Faire du commun

Appel de l’assemblée anticapitaliste, alternative, écologiste, antiraciste et féministe

Devons-nous définitivement désespérer de voir l’anticapitalisme se réduire à répéter les mêmes échecs, avec pour variation quelques adjectivations dont chacun peut soupçonner que la liste ne s’arrêtera qu’à la porte des seuls individus ?

Dans ce cas, une telle assemblée ne fera qu’additionner, que capitaliser,  des anticapitalismes tronqués qui après avoir appelé pour la énième fois à l’action, au rassemblement des luttes, sans oublier – c’est devenu à la mode – à la convergence des alternatives, en viendra soit à rester dans le déni de l’impuissance soit à s’étonner que ça n’a pas pris. Mais surtout pas par la faute d’une méthode maintes fois essayée, autant de fois loupée, et jamais autocritiquée. Non la faute sera rejetée sur un capitalisme toujours  simplifié et caricaturé, soi-disant menacé par ses contradictions internes 1, et sur le point de s’effondrer – l’effondrement, ça aussi c’est à la mode.

Il n’y a pas plus d’émancipation dans les fables et les totems du capitalisme que dans les mythes et les tabous de l’anticapitalisme.

Dans ce cas, comme il y a une gauche du capitalisme et une démocratie du capitalisme, nous en serions à l’anticapitalisme du capitalisme.

Mais de mouvement social 2, point.

Mais de commun, point.

Car enfin, peut-on en même temps se référer quelquefois à des auteurs (la théorie critique, Illich, Gorz, Castoriadis, Debord…) qui ont construit depuis longtemps une critique radicale de cet anticapitalisme-là et, quand il s’agit d’essayer de s’y mettre vraiment, revenir juste au temps d’avant ces critiques, avec pour seule modernisation une « logique de juxtaposition » ?

Car enfin, peut-on en même temps se prétendre écologiste sans enregistrer que le passé de la gauche anticapitaliste ne fournit aucun crédit en faveur de cette récente conversion, sans dresser un inventaire 3 le plus sévère possible des manques catégoriels de l’anticapitalisme en matière de promotion d’une société écologique 4 ?

Car enfin à quoi peut-il bien servir de refaire l’inventaire des « effets néfastes » du capitalisme si a) on ne s’aperçoit pas que de tels méfaits ne peuvent apparaître évidents qu’à celui qui possède au préalable une grille d’analyse critique dirigée contre le capitalisme comme cause et si b) aussitôt qu’un tel méfait est repéré, n’est pas explicitée la conception de la vie bonne qui constitue la justification sous-jacente de la critique 5 ? Qui peut croire encore que nous serions, nous, du côté de la vérité et que cette vérité devrait s’imposer comme par révélation à toutes les fausses consciences ? Comment peut-on à la fois repérer des rapports de force et de domination dans toute idéologie dominante et en rester à la croyance naïve d’une « objectivité » de nos critiques ?

Nos critiques anticapitalistes sont aussi des rapports de force, des rapports sociaux, et elles n’ont pas d’autre objectivité que leur puissance à s’imposer dans le débat public ; aujourd’hui, aucune.

Car enfin peut-on à ce point avoir perdu contact avec le « commun » pour que l’on puisse encore prétendre le « faire » ? La moindre de nos expériences de lutte ou d’alternative devrait suffire à avoir vérifié que, dans un collectif, le commun, c’est ce qui porte, non pas ce qui est porté ; que, quand il est absent, aucune procédure ni injonction à la bienveillance ne peut le faire revenir ou surgir. Le commun, ça ne se fabrique pas ; et surtout pas en collant bout à bout des morceaux déjà séparés (abstraits de toute ligne de fuite commune). Le commun, parce que c’est toujours prélablement là, ça peut s’abîmer, alors ça se protège, ça s’entretient 6.

Seul l’objectif explicite d’une telle préservation du commun peut éviter que l’indispensable aspiration à l’autonomie personnelle n’en vienne à dériver vers l’indépendance individuelle parce que dans ce cas le collectif 7 ne peut que se morceler au lieu de s’opposer aux dominations, au lieu d’entretenir une autonomie collective.

Bien sûr que nous devons lutter contre toutes les formes de domination et d’exploitation, mais vous en connaissez beaucoup, vous, des gens qui s’affichent lutter pour les dominations ?

Bien sûr que nous devons être anticapitalistes, parce que nous sommes contre le capitalisme. Mais pourquoi sommes-nous contre le capitalisme ? Ou plus exactement, pour quoi sommes-nous ?

Comment donc éviter de se faire prendre en étau entre un « anti » paresseux et un listing interminable des luttes et des alternatives ?

Mais pourquoi ne pas commencer par dire pour quoi nous sommes anticapitalistes ? Pourquoi ne pas dire, explicitement, que nous sommes pour le socialisme, ou pour le communisme 8 ? Pourquoi ne pas appeler directement à une assemblée pour le  socialisme du 21ème siècle ?

Pourquoi ? Parce que pour beaucoup d’anticapitalistes le socialisme n’est plus qu’un « mausolée » (Floréal Romero 9) ; et que devant ce temple de plus en plus vidé des masses populaires qu’ils continuent de prétendre vouloir défendre, ils tentent d’investir les petits créneaux des alternatives archipélisées, et (presque) toujours tronquées faute d’une réelle perspective mobilisatrice.

Notre critique décroissante du capitalisme nous a amené à rechercher méthodiquement tout ce qui dans le capitalisme a été contradictoirement partagé par grand nombre de ses critiques : et là nous trouvons l’industrialisme, le technologisme, le travaillisme, c’est-à-dire tous ces « isthmes » 10 que nous regroupons dans l’idéologie de la croissance : c’est-à-dire cette société dominée par une économie elle-même dominée par l’ivresse de l’illimitisme.

Si donc nous voulons renverser le capitalisme alors il nous faut aussi renverser cette domination : cette domination, c’est celle exercée par la sphère de la production économique.

Dominer, c’est exercer un pouvoir sur tout ce dont les activités sont à la fois indispensables et invisibilisées 11. Dominer, c’est se dispenser des tâches de base de la vie sociale et les faire faire 12 par les dominés. Dominer, c’est prendre-refuser-garder comme si les « ressources » étaient infinies et gratuites 13.

C’est cette domination de l’économie sur la société et sur la nature qu’il faut renverser. Et remettre l’économie à sa place.

Cela ne va pas être évident pour beaucoup d’anticapitalistes qui en sont encore à partager avec les capitalistes la croyance dans une économie « en dernière instance ».

Et pourtant, sitôt ce renversement validé, la question de l’inventaire des luttes et des alternatives cesserait de faire problème. Car où donc ont déjà lieu tous ces activismes sociaux ? Quelquefois dans les lieux de travail (de moins en moins) mais surtout partout ailleurs, dans toute la société, dans tous ses interstices, dans toutes ses brèches. C’est donc cette sphère de la reproduction sociale qui est déjà l’espace politique des interactions : où ont lieu tous les combats décoloniaux, antiracistes, antivalidistes, féministes, antispécistes, et évidemment la lutte des classes 14… Cette sphère du commun qui est déjà là, il n’y a pas besoin de la « faire », il faut juste la découvrir de ce qui la recouvre et la dissimule.

C’est cette sphère que David Graeber appelle le « communisme fondamental », celle de la « socialité primaire », celle du care, celle de la décence commune (George Orwell) : c’est elle qu’il faut sortir de la dévalorisation économystique, de ses saccages et de ses carnages.

Serait ainsi retrouvé pour le 21ème siècle le sens originel du socialisme 15, et du communisme 16.

Bien évidemment, sans aucune illusion, nous savons que cette  sphère de la reproduction sociale, cette sphère de la vie sociale, est aujourd’hui sous l’emprise du monde de la croissance et de son idéologie. Que le capitalisme aujourd’hui n’en est plus à tenter de sortir des crises de la production et de la consommation et qu’il en est déjà à investir les champs en apparence infinis de la virtualisation des richesses, de la fictivisation des moyens, vers l’extraterrestre et au-delà.

A contrario, la responsabilité d’un socialisme du 21ème siècle consistera à assumer le retour (démocratique) dans le cadre des limites de la soutenabilité écologique. Car c’est d’abord cela être un « écologiste » : enregistrer le dépassement des plafonds et proposer sans attendre des politiques de reflux et d’atterrissage. Sans se raconter que nous repartirons d’une tabula rasa, d’un an 01. Non, nous partirons du monde d’ici et maintenant : avec ses addictions dont nous devrons nous sevrer, avec ses facilitations techniques auxquelles nous devrons renoncer, avec ces « ruines du capitalisme » (Anna L. Tsing 17) dont nous devrons hériter en tant que « communs négatifs » 18, avec cette « vie en société » qui n’est qu’un simulacre de la « vie sociale ».

Tout cela implique des rapports de force, des rapports idéologiques de force : « ils » ne se laisseront pas faire. Faut-il encore que nous ne commencions pas par refuser de nous réarmer idéologiquement dès que nous voulons nous rassembler.

Contre le capitalisme, contre son système sociocidaire de dépendances, contre sa fausse solution libérale par l’indépendance individualiste ; pour le socialisme des interdépendances écosystémiques qui forment ce communisme fondamental qui organise tant la « nature » que la « vie sociale », pour l’entraide, pour la coopération, pour le partage, parce que ce sont les réelles bases « en dernière instance » d’une vie humaine, socialement sensée 19, en harmonie avec le vivant.

Nous voyons bien que nous soulevons là un ensemble de chantiers idéologiques et pratiques et que cela va peut-être faire beaucoup. C’est pourquoi si nous ne devions n’en retenir qu’un, c’est celui du « lieu ». Arrêtons de faire les prophètes et réhabitons politiquement le « lieu » 20. Certains le nomment « Commun », d’autres « vie sociale », ou « biorégion », ou « sphère de la reproduction sociale », l’important c’est de comprendre que ce « lieu » est en réalité une trame pour tisser ensemble les interdépendances tant horizontalement (par des principes de coopération et d’entraide) que verticalement (par un principe confédéral de subsidiarité), par un rééchelonnement généralisé : des temporalités, des territoires, des institutions, des attitudes.

Avant de se raconter quand aura lieu la transformation radicale que nous espérons, il faut avoir préparé, et réparé, le terrain 21.

Fleur Bertrand-Montembault et Michel Lepesant, Maison commune de la décroissance

Christine Poilly et Christian Sunt, Objecteurs de Croissance (AdeROC)

Slogan intéressant car il est à la fois le témoin d’un vieux monde – celui de la critique fonctionnaliste du capitalisme par ses contradictions internes, critique qui masque que la critique contre le capitalisme devrait aussi s’énoncer si le capitalisme n’était que succès – et l’attente d’un « autre » monde, celui de la vie, à condition toutefois de savoir de quelle vie il s’agit, de la vie biologique ou (qui n’est pas un « ou bien ») de la vie sociale.
Notes et références
  1. Comme si ce qu’il fallait critiquer du capitalisme, ce n’était pas ses réussites mais ses échecs. Mais cela les défenseurs de la critique fonctionnaliste par les contradictions internes ne veulent pas l’entendre, ils se contentent d’être les fonctionnaires de l’anticapitalisme tronqué, et cela fait 150 ans qu’ils prophétisent que le capitalisme serait dans sa phase terminale.[]
  2. Par mouvement social, on peut se faciliter la vie et se raconter que c’est un mouvement porté par des membres d’une société ; ce qui est juste une tautologie. Ce qui fait qu’un mouvement est « social », ce n’est pas qu’il vienne de la société – d’où pourrait-il venir sinon – mais qu’il ait comme objectif de se mobiliser pour la société en tant que telle ; pour la société en tant que « bien commun vécu » (François Flahault, Qu’est-ce que le sens commun ?, 1001 nuits, 2011, page118).[]
  3. Serge Audier, L’âge productiviste, hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques  (La découverte, 2019).[]
  4. Serge Audier, La société écologique et ses ennemis, pour une histoire alternative de l’émancipation (La découverte, 2017).[]
  5. Hartmut Rosa, Aliénation et accélération (La découverte, 2012), page 138.[]
  6. « C’en est arrivé à un tel point que je voudrais déclarer que je suis un « conservateur » en matière d’ontologie, car ce qui importe aujourd’hui, pour la première fois, c’est de conserver le monde absolument comme il est. D’abord, nous pouvons regarder s’il est possible de l’améliorer. Il y a la célèbre formule de Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est de le transformer.» Mais maintenant elle est dépassée. Aujourd’hui, il ne suffit plus de transformer le monde; avant tout, il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous devons être conservateurs au sens authentique, conservateurs dans un sens qu’aucun homme qui s’affiche comme conservateur n’accepterait », Günther Anders  Si je suis désespéré, que voulez vous que j’y fasse ? (Allia, 2007), page 76.[]
  7. C’est dans le cas où le collectif est morcelé que l’on croit que l’on pourrait recoller les morceaux en les juxtaposant. Mais le collectif n’est pas un ensemble d’indépendances énumérées, c’est au contraire un système d’interactions, un écosystème d’interdépendances aussi bien naturelles que sociales.[]
  8. C’est parce que nous sommes socialistes ou communistes que nous sommes anticapitalistes, et pas l’inverse. Alors, disons-le, écrivons-le, affichons-le.[]
  9. Floréal Romero,  Agir ici et maintenant, Penser l’écologie sociale de Murray Bookchin (éditions du commun, 2019), page 105.[]
  10. Johann Chapoutot, Le Grand Récit, Introduction à l’histoire de notre temps (PUF, 2021), chapitre VIII.[]
  11. Dominer, c’est avoir le pouvoir d’invisibiliser ; c’est pourquoi la fin de la domination passe par la reconnaissance.[]
  12. John Holloway,  Changer le monde sans prendre le pouvoir, le sens de la révolution aujourd’hui (Lux, Syllepse, 2007).[]
  13. Et on sait que dans le capitalisme, ces « ressources » sont autant « naturelles » qu’« humaines », en l’occurrence féminines, colonisées, assignées : c’est toute la puissance de l’écoféminisme de penser ensemble la triple exploitation, de l’homme par l’homme, de la femme par l’homme, de la nature par l’homme.[]
  14. Car la lutte des classes ne se joue pas que sur le lieu de l’emploi, et ses victoires ont toujours fondamentalement dépendu du soutien solidaire des familles et des voisins.[]
  15. Les « précurseurs » d’un tel socialisme sont bien évidemment plutôt les socialistes utopiques que les socialistes « étatiques ».[]
  16. L’anticapitalisme pourrait alors retrouver un « front principal des luttes », celui de la lutte pour le socialisme, pour le socialisme de la vie sociale, pour un socialisme sans croissance, pour et avec les autres.[]
  17. Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde, Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme (Les Empêcheurs de penser en rond, 2017).[]
  18. Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, Alexandre Monnin, Héritage et fermeture, une écologie du démantèlement (éditions divergences, 2021).[]
  19. « C’est une illusion anthropologique que de vouloir trouver individuellement du sens à la vie… Trouver seul le sens de sa vie est une chimère », Giacomo D’Alisa, Federico Demaria et Giorgos Kallis (dir.) Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère (Le passager clandestin, 2015), page 461.[]
  20. Gary Snyder, « Accéder au bassin-versant », Le sens des lieux. Éthique, esthétique et bassins-versants (Marseille, Wildproject, 2018).[]
  21. De la Terre aux territoires, des territoires à la terre.[]
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