La minute avant… ← lauréate, coup de cœur du jury

Par Michel Chollet

Lauréat du concours 2022 des anciennes de la décroissance

Coup de cœur du jury

Dimanche 5 mai 2022, il est 19h59, toutes les chaînes de télé affichent le compte à rebours du résultat imminent des élections présidentielles : d’ores et déjà, les sondages mettent en évidence un coude à coude ultra serré entre le « candidat en marche avant » et la « candidate décroissante en marche arrière » comme les avaient baptisé.es Libération, à l’issue du premier tour…

Je n’ai pas la télé et je n’ai pas allumé mon ordinateur mais j’ai branché la radio. Les images, je les fais tout seul – et en moins d’une minute j’en ai eu une avalanche. Immédiatement un flash ancien, une réminiscence quand, ado, j’espérais l’arrivée sur l’écran de la télé familiale du visage de Mitterrand président -l’image se découvrait lentement par le haut pour augmenter le suspense. C’était le même stress du moment décisif puisqu’il est maintenant certain que nous en vivons un.

Je n’aurais pas parié, au début de cette campagne, pour une élection décisive. Ou plutôt, je n’aurais pas parié que nous puissions être en situation décisive au moment des résultats : les candidat.es semblaient davantage préoccupé.es par leur réussite personnelle que par la mise en œuvre de solutions réalistes et déterminées à la crise écologique. Les idées dominantes sentaient le repli et le calcul égoïste, souvent la névrose. Le nombre considérable de candidats menait à l’émiettement plutôt qu’au rassemblement des électeurs, à gauche comme à droite ; à droite ça m’arrangeait plutôt -piètre consolation. La primaire populaire s’enlisait face au refus d’y participer de candidats importants : où ancrer l’espoir ?

J’envisageais de ne pas voter : une première. Je me désolais avec Lavilliers : « J’entends le cœur du monde battre de plus en plus fort Celui des multitudes Et de la solitude Je croise de plus en plus la haine, la peur, la mort C’est presque une attitude Ça devient l’habitude »1.

Le samedi juste avant le premier tour il y a eu un événement étrange à l’air faussement insignifiant. Le président sortant a décidé d’enregistrer son message télévisé debout, sans pupitre, avec un micro fixé sur ses vêtements, je ne sais pas comment on appelle ça, enfin comme dans les stand-ups. J’ai vu ça à la télé chez mon ami Raph. Derrière nos bières, on regardait, le type se débattre pour paraître dynamique et il a terminé en avançant vers la caméra, assez martial, d’un pas ou deux pour nous fixer dans les yeux en restant dans le mouvement. Il donnait l’impression de nous foncer dessus, pour un peu, il aurait fallu se pousser pour le laisser passer. Ça nous a fait rire de ce rire pas joyeux dont nous accueillons les simagrées désespérantes de communication.

Je ne sais pas pourquoi Raph s’est mis à chanter cette vieillerie de Léo Ferré « Si l’on mettait le temps du plastique en musique, zique, zique on y perdrait son temps de temps en temps
En y gagnant des sous et des bijoux »
2. Depuis, elle me revient en tête chaque fois que je revois l’autre, le président qui fonce.

Juste après, c’était une candidate écolo qui prônait la décroissance. On l’aimait bien elle, mais elle n’avait aucune chance : elle avait contre elle le candidat du parti écolo, et aussi ceux des partis ou tendances de gauche. Enfin, ils n’étaient pas contre elle mais ils ne voulaient pas lui laisser leurs voix. C’était une jeune femme simple qui parlait lentement. Sa campagne avait consisté à présenter des expériences de sobriété, de partage, de coopération, il y avait toujours plein de gens avec elle sur la scène de ses réunions. C’était paisible et joyeux. Comme les autres, elle avait trois minutes.

J’ai regardé Raph, il m’a jeté un coup d’œil, on s’est compris : on aimait bien cette fille mais on ne croyait pas à ses chances.

Debout, plein cadre, elle s’est contentée de redire ses principes : supprimer l’inutile ; choisir le proche ; accueillir l’humain d’où qu’il vienne et défendre ses droits ; coopérer ; favoriser l’initiative ; protéger et partager les communs ; distribuer équitablement. Elle laissait un temps de silence entre chaque principe et derrière elle une image s’affichait qui rappelait une des expériences qu’elle avait présentées pendant sa campagne et qui illustrait le principe qu’elle venait d’énoncer. Elle a aussi rappelé ses choix non discutables : abandon de la filière nucléaire, plan ambitieux de réduction des dépenses énergétiques, lutte contre toute discrimination. Quand elle a terminé sa liste, elle a dit : c’est à vous de choisir. Elle a reculé et est allée s’asseoir sur le coin du bureau qui était au fond de la pièce et, en silence, tranquillement comme si elle était seule, elle a bu un verre d’eau. Le silence a duré de longues secondes avant le noir de la fin de son enregistrement. Raph et moi sommes restés longtemps sans voix : c’était sans doute contagieux.

A bien y penser, le choc entre les deux candidats dépendait d’un hasard : leurs deux vidéos ont été diffusées l’une à la suite de l’autre en respectant l’ordre d’un tirage au sort. Peut-être que sans cela rien n’aurait été remarqué. Mais là, l’une après l’autre, c’était criant : il occupe l’espace, elle laisse de l’espace ; elle se met en retrait, il avance ; il tâche de nous rejoindre -en partant de loin, elle nous dit de choisir. Les vieux ont noté l’hommage à René Dumont – le premier candidat écolo à une présidentielle – qui avait, comme elle, bu un verre d’eau lors de la campagne électorale de 1973 ce qui reliait la candidate à l’histoire militante écologiste. Je suis vieux, j’ai besoin de comprendre d’où elle vient. Et l’eau on en a toujours besoin.

J’ai entendu peu de commentaires, ils étaient plein de sourires condescendants.

Le dimanche on a voté et, surprise retentissante, la jeune femme était deuxième en nombre de voix, qualifiée pour le second tour avec le président sortant.

Je n’en suis pas encore revenu, ni d’ailleurs les commentateurs, ni les autres candidats, ni pas mal d’électeurs. Les sondages n’avaient bien sûr rien vu : ils ne sont pas doués pour les surprises. Celles et ceux qui avaient voté pour elle, lorsque les journalistes les interrogeaient sur leurs raisons, citaient l’un ou l’autre de ses principes, toujours accompagné de leur ressenti à propos de son message télévisé : sa sincérité, sa simplicité, son absence d’équivoque, la place qu’elle nous reconnaissait…

La place qu’elle nous reconnaissait… moi, à part le verre d’eau et le silence, c’est surtout ce que j’ai retenu, comme un immense soulagement. J’ai tellement soupé de ces quelconques seigneurs descendus de l’Olympe nous promettant qu’ils vont tout arranger ! Ils prétendent nous défendre, ils défendent surtout l’illusion de leur supériorité. Ils se donnent de l’importance, veulent jouer les hommes providentiels. De cette hauteur où ils affectent de se trouver, un tout petit pas est suffisant pour franchir les règles communes, si négligeables vues de là-haut qu’ils ne s’en aperçoivent pas lorsqu’ils les dépassent (phobie administrative, oubli de déclaration et tutti quanti). Les forces de l’ordre sont à leurs ordres, les médias leurs sont ouverts, ils ne subissent aucune des difficultés qui sont les nôtres face aux carences du logement, des transports, de l’hôpital, de l’école et de tous les services publics épuisés. Ils continuent à tenir des discours déracinés parlant de liberté. Mais ils ne défendent plus rien, que leurs privilèges. Parce que défendre la liberté ce n’est pas permettre à quelques-uns de s’affranchir des limites, mais permettre à toutes et tous de bien vivre ensemble. Et permettre à toutes et tous de vivre ensemble, elle, ça lui semblait naturel.

Le lendemain matin j’ai arrêté mon vélo devant le marchand de journaux pour regarder les titres. Libé avait partagé sa une en deux parties opposées : « candidat en marche avant » pour le président et la « candidate décroissante en marche arrière » pour notre candidate surprise. Pour la marche avant, je m’y retrouvais, pour la marche arrière ça me gênait aux entournures… jusqu’au deuxième choc.

Cette semaine a aussi été riche en images. La première qui me fait encore rire c’est, justement, le rire de la candidate lors de son discours de remerciements. J’écoute le discours à la radio, je ne vois pas la candidate, mais je la vois quand même très bien dans ma tête quand j’entends son rire cristallin. Elle nous remerciait de la rejoindre pour défendre… elle a redit ses principes : coopérer ; favoriser l’initiative ; protéger et partager les communs ; distribuer équitablement. Elle dit sa joie d’être avec nous pour ce second tour auquel personne ne pensait qu’elle participerait (et c’est là qu’elle a ri) « A part moi, dit-elle, j’y croyais depuis le début ». (Elle a encore ri). C’était un rire sans moquerie, un rire de plaisir, un rire de vie.

Dès le mardi, il y a eu une manif. Enfin, des manifs partout. Déjà, le soir des résultats, des gens sont sortis dans la rue faire de la musique. Je n’y suis pas allé parce que je n’avais pas anticipé que ça arriverait. J’étais sonné. Il paraît que c’était une sorte de fête de la musique avec des bœufs improvisés sur les places et aux carrefours, comme les premières de Jack Lang -sauf qu’il y avait de l’électro, du rap et de l’autotune. Quand j’ai appris ça, le lendemain, j’ai regretté de ne pas avoir sorti ma guitare. Bref, le mardi c’était un peu plus structuré. Le mot d’ordre était de soutenir la candidate décroissante par un rassemblement populaire dans chaque ville à 15H. Il y a eu du monde. Beaucoup de monde. J’ai défilé heureux avec Raph, je commençais à espérer. En rentrant chez Raph, à pied, un hélico de la police ne cessait de tourner, rien d’étonnant, nous avons l’habitude que les manifs soient observées, mais j’ai voulu y voir un signe d’inquiétude du pouvoir, un appel à nous tenir sur nos gardes. Raph s’est mis à chanter Nino Ferrer « Mais il n’y a plus un endroit sur Terre sans qu’il y ait des morceaux de fer qui tournent autour de moi… » J’enchaîne avec lui « Tous les deux on pourrait faire un univers imaginaire sur une île où tout serait comme on aurait voulu que ce soit… On préfère avoir la mer plutôt qu’avoir un réfrigérateur… »3.

Le soir, chez Raph, j’ai vu une image que je n’oublierai jamais. A Toulouse, les manifestant.es (en foule) sont arrivé.es devant le Capitole. Les flics en armes protégeaient le bâtiment. La manif est arrivée jusqu’à eux. Manifestant.es et flics se regardaient à quelques centimètres. Un rien et ça pétait (d’ailleurs, ça a pété dans d’autres villes). Et on ne sait pas comment, mais à Toulouse, les manifestant.es ont tous -presque comme un.e seul.e – reculé d’un pas. Sur les images, c’était comme un sillon qui se creusait entre les CRS et les citoyens, c’était inattendu, incompréhensible, ça dégageait une force incroyable. Les flics n’ont pas bougé. C’était pour moi le deuxième choc. C’est là que j’ai accepté ce surnom de candidate de la décroissance en marche arrière. La marche arrière était devenue belle, solide, créative.

Le débat s’est crispé du côté du président. Hors de la croissance, nous a-t-il martelé à la radio pendant que je faisais cuire mes légumes du jardin dans la sauteuse, hors de la croissance donc, que des catastrophes prévisibles : pertes d’entreprises, chômage, dégringolade de la France, perte du système de santé, chaos, anarchie. J’ai rajouté un peu de curry et de lait d’avoine. Pour l’aider, les lobbys s’en sont mêlés : la sécurité nucléaire sera remise en cause, la chasse interdite, les exploitations agricoles modernes en danger, l’industrie automobile détruite par les règlements abusifs, le transport aérien plombé, les fonds de pension en chute… Sel, poivre, j’ai laissé reposer, couvercle fermé.

Les partisan.es de la jeune femme occupaient la rue en faisant la fête : concerts, pique-niques, cours de gym, balades à vélo, expositions… Alors le président -ou son gouvernement- a envoyé la police. Les flics avançaient derrière un nuage de lacrymogène. Arrestations, coups de matraque, … tout ce qu’on connaît.

Ça m’a filé le bourdon cette pression… J’essayais de me détendre avec Gaël Faye « T’as le souffle court (respire) Quand rien n’est facile (respire) Même si tu te perds (respire)
Et si tout empire (espère) »
4.

Dans les manifs, le pas de recul était devenu une tradition lors des confrontations. Ça n’arrivait pas souvent car la police préférait lancer les lacrymo avant. Mais dès que l’occasion se présentait, le sillon se creusait, toujours aussi étonnant et puissant. Les manifestants n’attendaient que ça, les flics ne savaient que faire. Parfois on leur ordonnait d’avancer, mais ça faisait agressif alors qu’ils étaient censés défendre, pas attaquer. Parfois ils ne bougeaient pas. Parfois ils ne savaient plus, certains avançaient, d’autres restaient en place, ça faisait désordre.

La semaine est passée. Le vendredi, il y a eu un débat entre les deux candidat.es. Je suis allé le voir chez Raph. Raph a sorti deux bières locales qu’on n’a jamais pensé à ouvrir tellement on était captivés. Le Président a foncé. Il attaquait sur tous les fronts : la personne (qui vous êtes ? Avez-vous conscience de vos responsabilités ?) le programme (vous allez appauvrir le pays, vous brisez l’ordre républicain…). Elle ne souriait plus. Elle ne répondait pas aux attaques mais, inlassablement, dessinait les projets qu’elle imaginait -elle regardait plus loin- redisait les priorités de son programme, rappelait l’urgence de combattre le réchauffement climatique et l’injustice économique. Il recommençait ses attaques et ses mises en garde, voulant répondre pied à pied. Par deux fois le présentateur a dû arrêter le président qui parlait trop, la candidate se trouva les deux fois avec trois minutes pendant lesquelles elle ne pouvait être interrompue. Tranquillement elle appelait les citoyen.nes à prendre leurs initiatives, à coopérer… Elle parlait tranquillement, lentement, laissait des temps de pause. Le Président s’énervait. Nos bières aussi chauffaient. La candidate n’a pas attaqué le président elle préférait raconter comment un village de l’Ain s’organisait pour créer une ressourcerie.

Elle a dû conclure la première (tirage au sort). Elle a redit : « C’est à vous de choisir. » Elle a marqué un temps d’arrêt (on a tous eu envie de boire un verre d’eau) mais elle a dit : « Je ne crois pas que nous aurons une deuxième chance. » Ma gorge s’est serrée. Le président a encore tenté de nous faire peur en disant qu’elle nous entraînait sur des chemins dangereux. Je ne l’écoutais plus. Il ramassait ses dossiers pendant le générique, elle buvait son verre d’eau.

Dans quelques secondes je saurai qui sera élu.e.

Mais je n’attends pas, j’éteins la radio, je prends ma guitare et je rejoins Raph sur la place de la Coopération en chantonnant Arlt et les Artistes d’enfance « Est-ce que c’est le vent ou bien ce sont les fantômes qui chantent ? […] ça qu’on entend, ça qu’on voit, qui énerve les singes… »5. Je dois faire la fête.


Avis du jury

Parmi les quatre lauréat.e.s, vous avez reçu le coup de cœur du jury.

Pour les images choisies, celles du président « seul en scène » qui fonce, alors que la candidate au rire cristallin plein de vie est entourée de nous toutes et tous finalement.

Pour cette complicité parlée ou sans voix des bières (ouvertes ou non) avec Raph, le chaud/froid ou plutôt le chaud/frais de l’allocution du président/votre recette de l’ordinaire heureux.

Pour la symbolique des gestuels, du silence du verre d’eau à la force incroyable du pas en arrière qui pourrait devenir un signe décroissant…

Votre nouvelle est nourrie de l’actualité, celle de l’aveuglement des gens à privilèges aux manettes de la casse des services pour les gens du public, ce qui vous permet d’amener la phrase intermédiaire proposée, si naturellement.

Tout ce que vous décrivez est porteur d’une transition, prometteur d’un trajet que la décroissance voudrait entamer, vous nous faites passer au fil de votre nouvelle de l’amertume d’un rire pas joyeux face au monde d’aujourd’hui, au partage de l’immense soulagement que vous mettez en mots, en musiques, et en silences si audibles et si reposants…

Merci à vous donc pour cette excellente nouvelle décroissante.
Les notes et références
  1. Bernard Lavilliers, Le Coeur du Monde, 2021. https://youtu.be/lRwYeGATgYE[]
  2. Léo Ferré, Le Temps du plastique, 1955. https://youtu.be/yxBFOlAhXHo[]
  3. Nino Ferrer, Les Morceaux de Fer, 1975. https://youtu.be/G8myvW7Ri-4[]
  4. Gaël Faye, Respire, 2020. https://youtu.be/NxPbrOWbltE[]
  5. Arlt et les Artistes d’Enfance, Est-ce que c’est le vent ? 2016. https://youtu.be/pVaeee2QoN4[]
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