Nature

La force du « monde de la croissance » est d’avoir réussi à présenter des partis-pris idéologiques pour des évidences naturelles : Ce serait dans la nature des humains d’en vouloir toujours plus (la pléonexie), d’organiser la vie en société par la compétition, de valoriser l’individualisme, de (mal)traiter la nature comme stock de ressources mis à notre disposition pour en extraire des « richesses ».

Pour se libérer de ces « fables », une contestation générale de la croissance doit commencer par se reconstruire un nouvel imaginaire, en particulier dans nos relations à la nature. C’est pourquoi la décroissance peut d’ores et déjà expérimenter 3 pistes.

  1. Rompre avec la vision « moderne » d’une opposition entre nature et culture. Philippe Descola (Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005) a nommé « naturalisme » cette vision du monde où l’objectivité prétend valoir vérité universelle. Alors qu’il faudrait refuser des frontières tranchées entre humains et non-humains, et s’imposer une responsabilité vis-à-vis des « vulnérables ». La décroissance comme rapport d’abord totémique ou animiste1 à la nature.
  2. Rompre avec la caricature d’une nature uniquement organisée autour de « la loi du plus fort ». Faire place au contraire à ce que Pablo Servigne et Gauthier Chapelle nomment L’entraide, l’autre loi de la jungle (Les Liens qui libèrent, 2017). Surtout quand on remarque que celle-là domine dans les temps de rareté alors que celle-ci s’installe dans ceux d’abondance. Or abondance aujourd’hui il y a là mais mal distribuée car accaparée par une minorité : la décroissance, c’est celle des inégalités.
  3. Rompre avec l’illusion démiurgique que la technique permettrait aux humains non seulement de fabriquer la nature mais de la remplacer, voire de la rendre inutile. Il ne s’agit plus de faire contre la nature mais avec elle. Pour cela, il faudrait remplacer la vision scientifique de la maîtrise de la nature par celle d’un art du pilotage (Catherine et Raphaël Larrère, Penser et agir avec la nature, La découverte, 2015).

Faute d’engager sans attendre de telles ruptures dans notre imaginaire, l’espèce humaine continuera de faire la guerre à la nature, et donc, si on l’a compris, à elle-même.

En effet, ces 3 pistes de rupture avec la conception moderne des rapports avec la nature provoquent par contrecoup une révision de ce que anthropologiquement nous nommons l’Homme :

  1. Avant d’être d’abord un être raison doué de « conscience de… », l’être humain est un être de chair et de volonté qui doit « vivre de… ». C’est parce que le vivant ne peut vivre que de vivant, qu’il doit s’alimenter, que la figure du « comme maître et possesseur de la nature » devrait être remplacée par celle de l’humain vulnérable et responsable (Corine Pelluchon).
  2. Et puis il faudrait cesser de parler de l’Homme et ne plus considérer que « les humains » : cesser de croire en une « nature humaine » mais au contraire penser les êtres humains à partir de la « condition humaine », en particulier la condition de la pluralité (Hannah Arendt). Car là il y a un choix politique à effectuer : soit la « vie en société » ou chacun vit chacun contre chacun, soit la « vie sociale » où chacun ne vit que pour et avec les autres. Dans le premier cas, l’altérité est agressive, dans l’autre cas, elle est constructive.
  3. La décroissance pourra dans ce cas explorer un humanisme des humains vulnérables – en rupture avec un humanisme fondé sur l’impérialisme de l’universel – qui remettra l’humain à sa place au sein de la nature.

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Le mot « nature » peut être pris en au moins 3 sens différents :

  1. Le sens le plus commun, c’est la nature comme ensemble de tout ce qui existe → la nature-totalité. Scientifiquement, la nature dans ce sens c’est l’univers (la science est ce savoir qui fournit des connaissances universelles). Théologiquement, la nature, ce peut être Dieu (panthéisme). Économiquement, en tant que totalité, la nature est un stock de ressources et le lieu de flux.
  2. La nature-altérité : C’est la part du monde dans laquelle les hommes ne sont pas intervenus, c’est – selon Virginie Maris – la part sauvage du monde. C’est cette nature-altérité avec laquelle nous pouvons entrer en résonance, parce qu’elle est autre et et que pourtant elle nous parle.
  3. Enfin, il y a dans la nature une puissance dynamique qui fait d’elle le lieu d’une vie animée → la nature-vitalité. Tout le mystère et la fascination de l’évolution viennent de cette succession des formes de vie sans que pour autant une finalité saute aux yeux : quelle organisation, mais sans utilité ! Même l’inerte semble prendre vie dès que nous en prenons conscience en sortant de l’instantané et en l’observant dans la longue durée : par exemple, une animation pour visualiser la dérive des continents, un montage photographique visualisant en 1 minute la vie d’un arbre pendant 1 an…
  1. L’important, c’est la ressemblance des intériorités. []
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Un commentaire

  1. Bonjour
    Merci pour toutes ces belles recommandations de lecture. Dans la question de la « Nature » (je n’ose plus utiliser les mots sans pincettes !), il me semble important de se pencher un moment sur la question homme/femme et son implication dans la décroissance… Et remplacer le terme « homme » par « être humain » dans nos discours, n’est pas qu’anecdotique : quand on est femme, on se lasse d’entendre répété le mot Homme (même avec majuscule…)

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