Il devrait y avoir d’abord le plaisir de s’alimenter, de se nourrir avec simplicité et de boire avec les amis rencontrés. Epicure écrivait déjà il y a bien longtemps : « L’habitude d’une nourriture simple et non celle d’une nourriture luxueuse convient pour donner la pleine santé, pour laisser à l’homme toute liberté de se consacrer aux devoirs nécessaires de la vie »[1].
Tout un programme tellement parlant pour les décroissants : la simplicité, la santé, la plénitude, la liberté et la vie. D’autant qu’Epicure n’oubliait pas d’y ajouter l’amitié : « L’amitié mène sa ronde autour du monde habité »[2]. C’est ce que nous appelons : « convivialité », manger et boire ensemble.
Voici donc un menu appétissant : déjeuner ensemble, avec convivialité, pour partager des nourritures préparées avec simplicité, produites à proximité, dans des conditions écologiquement soutenables. Ce n’est pas parce que nous serions des amis que nous déjeunons ensemble mais c’est parce que nous nous alimentons ensemble que nous en profitons pour discuter ensemble de ce que c’est que « bien vivre » : bref, nous faisons de la politique.
Hélas, force est de constater qu’une telle simplicité alimentaire est loin de former aujourd’hui le plancher de la vie quotidienne. C’est aujourd’hui le règne des gaspillages, tout au long de la chaîne alimentaire : production → transformation → distribution →consommation. Rien qu’en France, le gaspillage, c’est 10 millions de tonnes de nourriture, soit l’équivalent de 16 milliards d’euros et de 15,3 millions de tonnes de CO2.Sur les 10 millions de tonnes perdues et gaspillées par an, 33 % le sont lors de la consommation, 32 % de la production, 21 % de la transformation et 14 % de la distribution[3].
Pire, ce gaspillage dans le Nord Global n’interdit absolument pas que la faim règne encore dans le monde : 795 millions de personnes en souffrent, soit 1 humain sur 9. La malnutrition provoque la mort de 3,1 millions d’enfants de moins de 5 ans chaque année, soit près de la moitié (45%) des causes de décès.
Plus absurde : « Ce n’est pas une quelconque insuffisance de disponibilités alimentaires qui est la cause de la faim et de la malnutrition. Ce sont bien l’insuffisance de pouvoir d’achat des plus pauvres et les inégalités de revenus à l’échelle mondiale qui en sont l’origine. Et le paradoxe est que pour plus des 2/3, les populations qui en souffrent sont des paysans du Sud »[4].
Plus injuste encore : Si les agricultrices avaient le même accès aux ressources que les hommes, le nombre de personnes souffrant de la faim dans le monde pourrait diminuer de 150 millions[5].
Dans le Nord Global, l’indécence se poursuit par un marquage social du corps des adolescents : « Les anorexies restent un peu plus fréquentes dans les catégories intellectuelles et supérieures, tandis que l’hyperphagie et l’obésité morbide sont souvent associées à des classes sociales défavorisées »[6].
L’alimentation concentre donc bien toutes les contradictions d’une société de croissance qui ne se contente plus de produire pour produire, de consommer pour consommer, mais qui doit gaspiller pour gaspiller : comment, sinon, perpétuer les fables d’une croissance infinie dans un monde fini ?
Entre le plancher de la sécurité alimentaire et le plafond des gaspillages et des excédents, comment retrouver ce Commun du repas pris… en commun ?
La souveraineté alimentaire constitue la condition politique d’un tel espace écologique (plancher/plafond) pour une alimentation saine. Une telle souveraineté implique la réappropriation politique de toute la chaîne alimentaire, de la terre à l’assiette, du foncier aux déchets.
Réappropriation qui devra par elle-même instituer ses propres limitations : comment encadrer cette souveraineté alimentaire pour qu’elle ne fasse pas de l’Humain le Souverain tout-puissant de la Nature ? Comment éviter qu’au nom d’une telle souveraineté, les humains ne s’arrogent le droit de modifier génétiquement le vivant et de faire souffrir les animaux ?
Aujourd’hui, la décroissance nous semble bien être la principale proposition systémique pour envisager les problèmes et les solutions dans toute leur amplitude. Pas seulement pour se lamenter ensemble d’un « monde qui ne va pas » et que nous rejetons, pas seulement pour nous réfugier dans des rêves et des projets certes indispensables mais qui, peut-être inaccessibles pour le moment, dispensent leur lot de déception et d’amertume. Les décroissants doivent donc assumer de devenir la principale force de propositions et de revendications pour sans attendre assumer la responsabilité du trajet, de la transition vers des sociétés libérées de la croissance.
C’est pour discuter de tout cela que nous nous rencontrerons à Pontarlier (25) du 13 au 17 juillet. Les 3 derniers jours exploreront cette question de l’alimentation. Comme l’an dernier, les 2 premiers jours seront consacrés à la construction politique de la décroissance, en vue d’une maison commune : car il est vraiment temps que la décroissance se donne les moyens politiques de sa visibilité.
En toute convivialité, par l’exploration de formes imaginatives de construction et de discussion, nous invitons tous les décroissants, les antiproductivistes et les partisans de l’après-développement à participer à ces (f)estives : pour en faire, ensemble, un festin.
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[1] Epicure, Lettre à Ménécée.
[2] Epicure, Sentences vaticanes, 52.
[3] http://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/pertes-gaspillages-alimentaires-etat-lieux-201605-synt.pdf
[4] Ecrit Marc Dufumier dans sa préface de Agriculture et Alimentation, Utopia, mai 2014.
[5] La situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture 2010-2011, Le rôle des femmes dans l’agriculture, page 49 (FAO), http://www.fao.org/docrep/013/i2050f/i2050f04.pdf .
[6] Interview de Marie Rose Moro, Sciences Humaines, n°282, juin 2016.