Nous remercions Yves Cochet de nous autoriser à publier, dans nos contributions des (F)Estives 2010 des objecteurs de croissance, ce texte qui peut mettre « Europe Ecologie » au pied du mur de ses valeurs fondamentales. L’article vaut aussi particulièrement aussi par sa référence à Georges Bataille. Plus que La part maudite, c’est l’essai sur La notion de dépense qui mériterait d’être lu et étudié par bien des décroissants. Bataille y pose la question du « se réjouir » plutôt que « jouir ».
La situation se résume en une phrase : l’économie mondiale se contracte tendanciellement, mais personne ne pense ou ne gère cette décroissance-là. Ou en une autre phrase : aucun gouvernement, aucune organisation internationale (FMI, OCDE…), aucun institut universitaire établi ne publie d’étude qui ne prévoit pas un retour à une croissance économique continue.
Comment expliquer cet aveuglement général autrement que par l’attachement irrationnel des dirigeants économiques et politiques à la croissance comme panacée universelle ? Bien que l’hypothèse de la décroissance objective – correspondant fidèlement aux faits matériels (déplétion des ressources, catastrophes écologiques) – soit plus explicative du mouvement réel du monde que toute théorie de la reprise possible, les responsables de droite comme de gauche continuent d’imaginer des plans à l’ancienne pour retrouver la croissance perdue.
L’unique politique publique mise en œuvre partout, de type keynésien, est de gagner du temps en imprimant plus de monnaie ou en empruntant plus pour quelque relance, en espérant qu’une nouvelle croissance future permettra de rembourser les dettes présentes. Cela marchait jadis, ça ne marche plus aujourd’hui : nous vivons l’époque où la croissance rencontre les limites de la planète.
Les évolutions aux Etats-Unis illustrent notre propos. La récession promet une fin d’année difficile pour le peuple américain, alors même que la « relance » du président Obama est censée être à son apogée. Malgré le maquillage des statistiques par Washington, la dégradation de la situation des ménages se poursuit : le chômage réel est de l’ordre de 20 %, les saisies immobilières continuent, le surrendettement s’accroît, le déficit fédéral et celui des Etats se creusent. Comme en Grèce, mais avec un tout autre retentissement international, le gouvernement Obama sera bientôt contraint à un plan d’austérité budgétaire et à une hausse de la pression fiscale. Le mythe de l’indestructible croissance américaine s’effondrera et, avec lui, la majeure partie du système financier international.
C’est dans ce paysage de décroissance que doit s’élaborer le projet d’Europe Ecologie pour la décennie 2010-2020, autour de trois exigences : dire la vérité, garantir la justice, proposer une vision.
Nous n’aimons pas la vérité. Mais les faits n’ont que faire de notre déni. Les sombres perspectives économiques et, surtout, l’immensité du désastre écologique et géologique qui s’avance doivent être reconnues, partagées et diffusées par toute formation politique sérieuse, c’est-à-dire débarrassée de l’hypocrisie de programmes qui se résument tous à : « Votez pour nous, ça ira mieux demain. » S’il est une « politique autrement », sa première qualité est d’annoncer le plus probable – une longue récession -, non de vendre une illusion – la croissance retrouvée.
Dans cette optique, on ne pourra éviter le chaos social que par un effort inédit de justice basé sur deux objectifs : un travail pour tous, un revenu pour tous. Pour atteindre le premier, il nous faut reprendre les attributs qui ont permis le succès de la réduction du temps de travail en 1998 : qu’elle soit massive, rapide et générale. La proposition d’une semaine de 28 heures en quatre jours est la plus adaptée à la situation actuelle. Pour s’avancer vers le second objectif, la proposition d’un revenu d’existence élevé, universel, inconditionnel et individuel répond à la question des discontinuités dans les carrières professionnelles et organise la sécurité économique à partir de la personne et non du statut social. Une société écologiquement sobre est aussi une société plus solidaire, dans laquelle chacun est libéré de la crainte d’être exclu.
C’est dans la critique de la centralité du travail rémunéré que nous trouverons les bases d’une nouvelle vision du devenir humain. La propagande contemporaine ne cesse de rabâcher que « travailler plus, pour gagner plus, pour consommer plus » est la voie vers le bonheur. Le productivisme travailliste et consumériste serait jouissif, tandis que l’écologie décroissantiste serait synonyme de frustration, de renoncement, de mortification.
Le contraire est vrai, assurément. Les activités qui ne relèvent pas du travail, du calcul en vue de l’accomplissement d’une tâche, de l’obtention d’un résultat, bref de l’esprit productiviste, ces activités sont les plus épanouissantes parce qu’elles sont effectuées pour elles-mêmes, non comme moyens en vue d’une fin. Ce sont des dépenses qui ne mènent nulle part, n’ont aucune utilité, ne sont pas conditionnées par une demande quelconque : ce sont des dépenses souveraines, improductives, insubordonnées. C’est par cette réorientation du désir que nous sortirons du travaillisme. On peut vivre mieux en travaillant et en consommant moins.
Quelle est l’amorce, la motivation, l’excitation qui détrônera les valeurs du productivisme au profit de celles de l’écologie ? Notre réponse, après George Bataille, est : la propension à la dépense libre. Disqualifier ainsi la puissance, l’utilitarisme et la surconsommation pour faire de l’écologie, de la sobriété et de la décroissance une mode, un esprit du temps, un nouvel imaginaire collectif, telle est notre vision.
La gravité et l’imminence des bouleversements incitent à penser que le temps d’une transition douce par des solutions graduelles est loin derrière nous, lorsque des scientifiques ont commencé à sonner l’alarme au sujet des folies financières, de la dérive de l’effet de serre et du pic pétrolier. Cependant, nous pouvons encore construire une décroissance prospère. Si vous pensez qu’une telle réorientation de civilisation est difficile en période de récession économique, imaginez à quel point ce le sera plus tard, après la dislocation du système financier, la raréfaction de l’énergie disponible et les perturbations liées au changement climatique.