Nous remercions Patrick Viveret de nous autoriser à publier, dans nos contributions des (F)Estives 2010 des objecteurs de croissance, cette interview réalisée par Eric Tariant.
Les origines de la crise économique que nous traversons aujourd’hui ne seraient-elles pas plus culturelles et spirituelles que financières ?
C’est l’hypothèse qu’ont formulée Keynes et Georges Bataille dès 1930. Ce dernier est l’auteur d’écrits très anticipateurs sur la sphère économique dont « La dépense » qui montrait que le problème le plus difficile à régler est celui de l’abondance. Culturellement, nous sommes organisés pour traiter la question de la rareté plutôt que celle de l’abondance. Quand on ne sait pas traiter l’abondance, on finit par traiter le vertige et la dépression nerveuse collective que génère cette abondance par la guerre. Celle-ci est la forme la plus terrible de destruction de l’abondance et de rétablissement de la rareté. Si l’on veut sortir de cette logique destructrice, il faut reconnaître, tout d’abord, que la plupart des problèmes que nous rencontrons sont liés à une mauvaise gestion de l’abondance. Celle-ci ne peut-être considérée comme une opportunité que si l’on a su construire des repères de valeurs qui permettent ensuite de choisir dans ce potentiel d’opportunités qu’est l’abondance (on le voit bien par exemple dans l’économie numérique ou une abondance d’information devient source de vertige chez des individus ou des groupes non structurés sur leur repères). C’est la condition pour mettre fin à la logique de guerre économique qui organise artificiellement la rareté. C’est dans le domaine monétaire que cette logique est la plus évidente. Comment expliquer sinon que les gouvernements occidentaux mobilisent des milliers de milliards de dollars ou d’euros pour sauver le système bancaire et se montrent, en revanche, incapables de trouver quelques millions d’euros au bénéfice de l’université, de la santé ou d’enjeux aussi vitaux, pour l’humanité, que les problèmes de la faim, des soins de base ou de l’eau potable ? C’est cette même logique qu’ont mis en évidence les chiffres communiqués par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) : les seules dépenses de publicité mondiales représenteraient dix fois les sommes supplémentaires nécessaires pour assurer les besoins vitaux de l’humanité (logement, eau potable, faim dans le monde).
Nos sociétés ne souffriraient-elles pas également de l’insuffisance de leurs indicateurs, ces thermomètres qu’elles se sont donnés tels le PIB?
Le problème de ces indicateurs tient au fait qu’ils ne nous renseignent pas sur des richesses réelles puisque une grande partie de celles-ci sont invisibles à leurs yeux. Ainsi des extraordinaires richesses que constituent les activités domestiques, les activités bénévoles ou les savoir qui sont exprimés sans échange monétaires. Et inversement, vont être comptabilisées comme richesses positives des dépenses monétaires qui sont liées à des destructions. Le naufrage de l’Erika a ainsi fait progresser la richesse nationale. Les valeurs ajoutées monétaires liées au remplacement du pétrolier, aux flux monétaires d’indemnisation des assurances ont été comptabilisé positivement dans le PIB de la même façon que les accidents de la route. Inversement, les bénévoles qui nettoyaient gratuitement les plages souillées par le cargo étaient, eux, des inactifs improductifs complètement invisibles du point de vue de la comptabilité nationale. De tels indicateurs, parce qu’ils sont devenus exclusivement monétaires, rendent nos sociétés profondément malades. Nous sommes dans la situation d’un marin qui aurait décidé d’un changement de cap en gardant ses instruments de bord calés sur la croissance productiviste intérieure.
Et sur la croyance que son salut individuel passe par la guerre économique contre ses concurrents. Y-a-t-il une fatalité à la guerre économique mondiale que nous connaissons ?
Il n’y a aucune fatalité à cette guerre économique. Celle-ci ne s’explique que très partiellement par une rareté des ressources. L’essentiel de la guerre économique tient à des logiques culturelles. Keynes l’a mis en évidence dès 1930 dans son texte prophétique « Perspectives économiques pour nos petits enfants » dans lequel il montrait que l’origine de la crise, prétendument économique des années 1930, était en réalité culturelle. C’est ce qu’il appelait « la dépression nerveuse collective » de sociétés incapables de gérer l’abondance.
En 2009 comme dans les années 1930, l’homme semble courir à la catastrophe sans même songer à changer de cap. Quels ressorts secrets expliqueraient, selon vous, cette étrange conduite ?
Nous sommes, aujourd’hui, dans une situation où ceux qui connaissent la gravité des enjeux n’ont pas forcément le pouvoir de mettre en œuvre le changement qui serait nécessaire. Alors que ceux qui pourraient le faire n’ont pas forcément le savoir nécessaire. N’oublions pas que la prise de conscience d’enjeux comme le dérèglement climatique ou les attaques contre la biodiversité ne sont le fait que d’une part relativement limitée de la population. De même, le travail de sensibilisation des décideurs est loin d’être terminé. Ceux qui savent et ceux qui veulent ont des intérêts divergents.
Il y a aussi un ressort secret plus fondamental. « On ne croit pas ce que l’on sait, » souligne Jean-Pierre Dupuy dans son livre « Pour un catastrophisme éclairé ». Quand l’humanité est confrontée à une angoisse majeure et qu’elle a le sentiment qu’elle n’a pas de réponse face à celle-ci, la modalité classique de réponse est celle de l’évitement. L’accumulation des annonces concernant des risques majeurs provoque une logique de fuite. Il faut le signaler car, trop souvent, les mouvements qui sont uniquement dans l’alerte ne se rendent pas compte que le simple énoncé des risques, au lieu d’être une incitation à l’action, provoque au contraire de la peur face à un sentiment d’impuissance. Le fond du problème réside dans cette angoisse supérieure que nos sociétés occidentales ont tant de mal à traiter qui n’est autre que l’angoisse de la mort. Quand on pose, au centre, la question de la mort, on observe que, la mort qui est inéluctable ne constitue pas le problème. La mort peut, quand on la prend de face, devenir une alliée. C’est un des points communs des traditions de sagesse bien résumés par la phrase « vis comme en mourant tu aimerais avoir vécu ». Le vrai problème pour l’humanité n’est pas un problème de survie biologique mais le gaspillage de potentialités créatrices et de qualités de conscience généré par ces formes d’évitement. « Il faut passer de la peur de la mort à l’audace de vivre », a écrit Arnaud Desjardins. Tant que l’on ne l’a pas fait, le ressort secret qui est la logique de l’évitement face à une angoisse suprême non formulée vient nourrir inconsciemment le fait de ne pas croire à ce que l’on sait.
L’argent, compte tenu de la place démesurée qui lui est fait, est devenu un des fléaux de nos sociétés. Comment changer nos rapports à l’argent ? Que pensez-vous des monnaies alternatives ?
Derrière l’argent, c’est une forme de fantasme d’immortalité qui se met en place. Il n’est pas neutre de continuer de parler d’argent, c’est-à-dire d’un métal précieux, Or l’argent, tout comme l’or depuis 1971, n’est plus utilisé, comme vecteur des échanges, mais il garde sa charge symbolique fascinante. Mais si on l’évoque encore c’est que se profile ici aussi un lien avec la mort. Car un minéral précieux n’est ce pas le symbole d’une forme d’immortalité ? Si l’on n’observe pas, par rapport à la mort, l’attitude qui est celle des traditions de sagesse, qui nous invitent à regarder la mort en face et à sortir des logiques de l’angoisse, on souffre d’un phantasme pervers d’immortalité qui nous empêche de vivre. « Le temps c’est de l’argent », dit l’expression populaire. C’est en fait du temps mort qui est transformé en argent. Au nom d’une promesse de bonheur futur, on s’empêche de vivre le moment présent.
Les monnaies alternatives ne sont véritablement alternatives que pour autant qu’elles changent la posture à la monnaie. On a vu, au moment de la crise argentine, lors de l’effondrement de la monnaie nationale – le pesos – naître des monnaies alternatives comme les creditos, qui ont pris une importance considérable. Sept millions d’argentins ont utilisé cette monnaie alternative. Faute d’avoir véritablement changé de posture par rapport à la monnaie, certains réseaux argentins ont reproduit avec les créditos les mêmes rapports fétichisés qu’ils avaient eu auparavant avec les pesos ou les dollars. On a vu des spéculations se déchaîner sur les créditos et le système a fini par entrer en crise. Pour toutes les monnaies alternatives ou complémentaires – comme le SOL en France – il faut se diriger vers une réappropriation collective de la monnaie et ne jamais oublier l’enjeu politique et démocratique des monnaies alternatives.
Comment échapper à cette « dépression nerveuse universelle » de l’Occident dont témoigne cet attachement morbide à l’argent. Ne s’agirait-il pas d’abord de décoloniser nos consciences et de nous réapproprier l’art de vivre, les sagesses et les traditions spirituelles anciennes ?
Outre les écrits de Keynes et de Bataille, un autre texte datant également des années 1930, « Malaise dans la civilisation », met en évidence que les malaises évoqués sur le plan du psychisme individuel peuvent aussi se retrouver au niveau du psychisme collectif. Face à ces logiques mortifères de régression psychique (le « thanatos » ), nous avons besoin de logiques de vie que Freud a appelé « Eros ».
Il faut en effet décoloniser nos consciences et nous réapproprier les sagesses et les traditions spirituelles anciennes. A condition de garder le meilleur de la modernité et de rester lucide sur le fait que l’on trouve le meilleur mais aussi le pire dans les sociétés traditionnelles. L’un des problèmes auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés tient au fait que nous sommes en train de vivre, bien au-delà de la crise qui n’en est que la manifestation grossissante, la fin du grand cycle historique des temps modernes. « Nous sommes passés de l’économie du salut au salut par l’économie, » a écrit Max Weber pour caractériser l’entrée dans la modernité occidentale qui fut aussi celle de l’avènement du capitalisme. Or, ce qui est en train de se clore aujourd’hui, c’est le salut par l’économie. Les promesses du salut par l’économie n’ont pas été tenues. Les progrès technique, scientifique et économique ne conduisent pas automatiquement au progrès social. La solution finale a été un démenti tragique de cette automaticité. Parallèlement, la question du salut resurgit pour l’humanité à travers l’ampleur des défis qui menacent la poursuite de sa propre aventure. Le risque existe bel et bien que l’on sorte par le bas du cycle de la modernité par la régression pré-moderne. Ce sont le risque que tous les fondamentalismes et les extrémismes font peser. Il va nous falloir choisir ce qu’il y a de meilleur dans la modernité en évitant le pire : la chosification du vivant et des rapports humains et la marchandisation intégrale. Mais, la modernité signifie aussi l’émancipation sous toutes ses formes : la liberté de conscience, le doute, l’individuation qui ne se réduit pas à l’individualisme. Il faut pouvoir retrouver également le meilleur des sociétés traditionnelles (leur rapport très fort à la nature, au lien social et au sens) en écartant le pire. Sinon, le rapport à la nature peut devenir un rapport de pure soumission, le rapport au sens, un rapport de sens identitaire et le rapport au lien social devenir un lien qui entrave par le poids du collectif. L’humanité ne peut avancer dans sa conscience collective et faire émerger une citoyenneté terrienne que si elle est capable d’articuler le meilleur des différentes traditions de civilisation et d’en limiter les aspects destructeurs ou régressifs. Ici se joue l’alternative entre guerre ou dialogue de civilisation.
C’est ce à quoi vous travaillez avec les Dialogues en humanité ?
Tout à fait. L’hypothèse originelle des Dialogues en humanité est de dire que la question humaine est la plus passionnante mais aussi la plus difficile qui soit. Contrairement à une vision humaniste classique qui prétend remettre l’homme au centre et qui fait croire qu’ici réside la solution du problème, nous disons qu’il faut remettre l’humain au centre tout en sachant que ce n’est pas la solution mais le début du problème. Car l’humain est capable du meilleur de l’humanité comme du pire de l’inhumanité. Aucune autre espèce que l’espèce humaine n’a été capable de logiques destructrices avec un tel degré de barbarie. La question est de savoir comment on travaille à faire bouger le curseur dans le sens du meilleur plutôt que du pire. La question humaine est la question centrale. Toutes les autres difficultés que rencontre l’espèce humaine sont en fait des dégâts collatéraux liés à la difficulté qu’à l’humanité à vivre sa propre condition.
Les Dialogues en Humanité sont un carrefour qui vise à mettre en évidence les potentialités créatrices qui sont considérables mais qui, souvent, ne se connaissent pas entre elles. Ils visent aussi à développer des stratégies de propositions et d’influence.
Nous accordons autant d’importance à la forme qu’au fond. Nous nous réunissons, à Lyon sous les arbres du parc de la tête d’Or. Car, on ne se parle pas de la même façon, sous des arbres, que dans une salle de congrès classique. Nous démarrons systématiquement nos Dialogues par les ateliers du sensible qui mobilisent les trois intelligences des traditions de sagesse : intelligence du corps, intelligence du cœur et intelligence de l’esprit. Le débat n’a pas la même teneur quand on a participé auparavant, à travers les ateliers du sensible, à une expérience d’intelligence du corps et du cœur que dans un débat d’intelligence mentale classique.
Propos recueillis par Eric Tariant