Tyrannies intempestives de la croissance

Si Engels félicite Marx d’avoir fait « du socialisme une science », c’est parce qu’il aurait fait « deux grandes découvertes : la conception matérialiste de l’histoire et la révélation du mystère de la production capitaliste au moyen de la plus-value »1. Quant au matérialisme historique, il sera en ligne de mire des discussions lors des prochaines (f)estives de la décroissance, pour y être soumis à une radicale critique. Quant à la révélation du mystère de la production de la plus-value, elle mérite davantage de considération : c’est là en effet que Marx montre que le capital – dont l’origine remonte au coup de force de l’accumulation primitive par expropriation du commun – est avant tout appropriation privée du temps de travail. En faisant du salaire la valeur d’échange (le prix) du travail abstrait, le capitalisme réussit à marchandiser l’activité laborieuse.

Soumettre l’activité laborieuse à la tyrannie du prix, celui-ci étant directement relié au temps de travail, c’est interpréter le capitalisme comme tyrannie du temps. Le vice du capitalisme, c’est que, dans cette tyrannie, le temps y est à la fois l’arme et la victime2. Le capitalisme serait l’exploitation de l’homme par l’homme parce qu’il est d’abord l’exploitation du temps par le temps.

Après d’autres livres récents3, deux ouvrages viennent d’être publiés en 2018 qui tous les deux, dans des registres très différents mais avec des titres fort proches, tentent de croiser à la fois le poids du présent par rapport au passé et au futur et la possibilité d’envisager encore aujourd’hui un avenir plus conforme à ce que l’on attend d’une vie humaine, rien qu’humaine.

  • Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent, Temporalités émergentes et futurs inédits, La Découverte, mars 2018.
  • Jean-François Simonin, La Tyrannie du court terme, Quels futurs possibles pour l’anthropocène ?, éditions Utopia, octobre 2018.

Commençons par les différences.

Le présentisme

L’apport principal du livre de Jérôme Baschet me semble être la distinction qu’il fait entre « régime d’historicité » et « régime de temporalité ». « En résumé, on propose de référer la notion de régime d’historicité à l’échelle longue du temps de l’histoire, à la manière dont chaque société se pense dans son rapport à son passé, à son présent et son futur, tandis que le régime de temporalité concerne l’échelle courte du temps déployé dans les rythmes du quotidien et de la vie vécue » (page 135). Il peut alors en déduire ce qu’il nomme « présentisme » comme étant à la fois régime d’historicité et régime de temporalité, plus exactement le présentisme est cette époque – la nôtre – pendant laquelle « le régime de temporalité phagocyte le régime d’historicité » : « L’avènement du présentisme peut alors être saisi comme le processus par lequel le régime de temporalité qui caractérisait de longue date la modernité renforce son emprise et, finalement, envahit le terrain laissé vacant par la ruine progressive du régime d’historicité… Pour caractériser un processus donné comme inéluctable, ce n’est plus la marche de l’histoire que l’on invoque, mais l’imperturbable avancée du temps horaire. Le temps mesuré et abstrait des horloges a bel et bien cannibalisé le temps historique » (page 170). Autrement dit, alors que le régime moderne d’historicité faisait du présent un temps orienté par le progrès en direction du futur, le régime contemporain du présent produit un présent de plus en plus immédiat (avec de moins en moins de passé retenu et de futur projeté) et soumis à la rationalité de la « densification quantitative (hausse du rapport Q/T) ». C’est dire qu’aujourd’hui, ce n’est plus la fable du Progrès qui donne sens et direction à nos actions, c’est juste la rentabilité obtenue dans les délais les plus infinitésimaux (THF : trading à haute fréquence, le transfert de données d’une place boursière à une autre est de l’ordre de 2 à 5 millisecondes).

Prospective critique du court terme

L’apport principal du livre de Jean-François Simonin me semble plus reposer dans la partie critique que dans sa partie propositionnelle. Critique de la fable du Progrès porté par les Lumières :  » La grille d’analyse exposée ici veut rompre avec ce type d’approche [celle de d’avantage d’innovation, de croissance], et, considère les impasses actuelles de la civilisation comme des conséquences directes, et non des dérèglements passagers de la pensée des Lumières « (page 42). Critique du néolibéralisme (pages 47-51) et critique de l’individualisme (page 51-55) ne sont pas oubliées. Dont acte. Et en particulier quand l’auteur écrit que « nous découvrons ici que l’accroissement du savoir augmente paradoxalement l’incertitude au sens global » (page 45), il fournit l’argument clef pour saper la fable du progrès selon laquelle demain sera toujours meilleur qu’aujourd’hui grâce aux avancées de la rationalité technoscientifique. Malheureusement, Jean-François Simonin a du mal à maintenir sa radicalité de départ quand cesse le temps du diagnostic et qu’il faut passer à celui de la prospective. Significatifs sont ainsi les titres de deux chapitres successifs dans lesquels il envisage des pistes alternatives « dans la suite des Lumières » puis « en marge des Lumières ». Ayant du mal a rompre avec le culte moderne du nouveau,il en vient à compter sur « de nouveaux matériaux pour de nouveaux futurs » : « nouvelles connaissances, nouvelles synthèses, nouvelles perspectives » (page 127). Bref, rien de nouveau.

Un point commun dans les deux ouvrages : le contraste entre l’ampleur d’une critique généraliste dirigée contre le monde de la croissance et l’incapacité – sinon à défendre mais au moins – à évoquer sérieusement le trajet politique de la décroissance. Ainsi Jean-François Simonin consacre très exactement un paragraphe de 25 lignes pour évoquer la décroissance dont il ne semble connaître que la version la plus nihiliste. C’est par rapport à de tels auteurs qu’il conviendrait de sortir la décroissance de son invisibilité politique. Mais soyons juste, si la décroissance ne doit consister qu’à hésiter entre le pessimisme de la catastrophe et de l’effondrement et l’espoir naïf de la simplicité volontaire comme modèle de transition (prise de conscience → exemplarité → préfiguration → essaimage → masse critique → bifurcation), il vaut peut-être mieux qu’elle mette à profit son actuelle invisibilité pour approfondir sa cohérence tant théorique que pratique.

  1. Friedrich Engels, dans Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880). []
  2. Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, mille et une nuits, 2009 []
  3. Le plus remarquable est peut-être celui d’Harmut Rosa, Aliénation et accélération, La découverte, 2010 []
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