Arrêter les nucléaires

La question du nucléaire est une entrée pour une remise en cause générale du monde actuel et de ses modes d’oppression 1 (domination politique, exploitation économique et discrimination culturelle) ; car le nucléaire est un « monde ». Pourquoi en sortir ?

De la réponse à cette question va dépendre directement le « comment ? » et surtout la question cruciale « quand ? ». C’est pour en discuter sans esquive que nous devrons définir 4 verrous à lever pour réellement ouvrir le débat :

  1. Parmi beaucoup d’autres arguments pour refuser les nucléaires, oser accorder la priorité à une argumentation « moraliste ».
  2. Avoir le bon sens de réduire les difficultés de la transition à partir d’une décroissance de la consommation et de la production.
  3. Accepter de poser la question d’une utilisation du thermique fossile (charbon et gaz).
  4. Repenser un service public de l’énergie en le décentralisant en régies territoriales.

1. Pourquoi arrêter le nucléaire ?

Les raisons ne manquent pas, il y a autant de types de raison que l’on peut énumérer de crises :

  • Economique : qui peut aujourd’hui certifier le prix réel du kWh ? Car il faudrait y intégrer en amont le coût de recherche et développement (R&D) financés par le budget public et en aval le prix du démantèlement d’un réacteur ainsi que le coût de la gestion à long terme des déchets radioactifs. D’ailleurs, le refus d’assurer le risque nucléaire ne vaut-il pas aveu d’impuissance ? D’autant que le prix fictif mais réellement payé du kWh nucléaire a largement incité à se chauffer au tout électrique : économiquement, c’est du gaspillage. Ajoutons qu’une sortie du nucléaire permettrait immédiatement d’affecter des budgets de R&D aux énergies renouvelables.
  • Scientifique et technique : Bernard Laponche a plaisamment défini l’énergie nucléaire comme « le moyen le plus dangereux de faire bouillir de l’eau chaude » 2. Et il rajoute que le nucléaire est surtout un procédé « obsolète » : « Aucun progrès technologique majeur dans le nucléaire depuis sa naissance, dans les années 1940 et 1950. Les réacteurs actuels en France sont les moteurs des sous-marins atomiques américains des années 1950. En plus gros. Les réacteurs, l’enrichissement de l’uranium et le retraitement, sont des technologies héritées de la Seconde Guerre mondiale » 3.
  • Ecologique : le nucléaire est un « fait écologique total », il concentre à lui seul tous les errements qui mettent en péril la nature et notre relation à la nature : néo-colonialisme de l’extraction, forte probabilité d’un accident majeur, irresponsabilité dans le gaspillage, la pollution et les déchets. C’est l’exemple exemplaire de ce que l’on pourrait appeler le mariage maudit d’un « principe irresponsabilité » avec la foi la plus naïve et la plus scientiste dans les progrès futurs de la technique : mix d’irrationnel et de déraisonnable.
  • Politique : c’est seulement avec une amère ironie que l’on peut écouter le jugement d’Anne Lauvergeon sur la décision allemande de sortir du nucléaire (fermeture des derniers réacteurs en 2022) : « C’est une décision totalement politique. Il n’y a pas eu de référendum ni d’appel à ce que pensait l’opinion publique, même si les sondages montrent l’émotion des Allemands », a-t-elle expliqué sur BFM Radio. Pourtant cette dame ne doit pas ignorer dans quel déni de démocratie un gouvernement français, sur la simple base d’un décret de 1963, a engagé la construction de centrales nucléaires. L’impéritie politique ici consiste une fois de plus à justifier la privatisation des profits et la collectivisation des risques.

Mais l’inventaire rapide de ces raisons suffit-il pour décider immédiatement de sortir immédiatement des nucléaires ? Il faut bien constater que malheureusement c’est « non ». Bien sûr, on peut argumenter sur la puissance d’une « propagande » pro-nucléaire et souhaiter un « éveil des consciences », il n’empêche qu’il semble plus réaliste d’enregistrer que dans un débat, les pro-nucléaires ne manqueraient pas d’avancer à leur tour toute une série de contre-arguments en faveur du nucléaire :

  • Economiques : le coût du kWh, la question des emplois, des recettes à l’exportation.
  • Scientifiques et techniques : « en attendant des réacteurs de 4ème génération (capables de brûler leurs propres déchets, et opérationnels à l’échelle industrielle au mieux en 2035-2040), des projets de réacteurs de transition, dits de troisième génération, visent à améliorer la sûreté et la rentabilité, sans rupture technologique. Les risques de fusion du cœur du réacteur et le niveau d’activité des rejets seraient ainsi divisés par 10, et le niveau d’exposition du personnel, par 2. La question des déchets pourrait trouver une solution dans des projets comme le réacteur de recherche Myrrha, conçu par le Centre d’étude de l’énergie nucléaire (SCK-CEN 4) de Mol, en Belgique. Ce projet vise à réduire, via la fission nucléaire, la durée de vie des déchets à seulement quelques décennies, voire à les transmuter en atomes stables inoffensifs. Le nucléaire pourrait également voir son avenir dans la fusion nucléaire (ou thermonucléaire) plutôt que dans la fission (la technique actuellement utilisée dans les centrales) » 5.
  • Ecologiques : « Le nucléaire représente la seule solution pour répondre de façon écologique à deux grandes crises que va traverser l’humanité : le changement climatique nourri par les gaz à effet de serre (le nucléaire ne rejette quasiment pas de CO2), et la sortie du pétrole… », affirme Bruno Comby, président de l’Association des écologistes pour le nucléaire (AEPN) 6.
  • Politiques : au nom de la souveraineté énergétique et du « rang » militaire de la France, les nucléaires seraient les piliers de l’indépendance géopolitique française. Hors d’une sphère nationale, pourquoi ne pas aussi construire « une gouvernance mondiale du Nucléaire civil et militaire » 7 ?

Comment alors trancher, si l’on refuse le dos à dos d’un débat interminable dans lequel chaque camp relativisera les arguments opposés, dénoncera souvent avec bon sens les idées reçues des autres 8, quand c’est de décision immédiate qu’il s’agit ? Un solution, dogmatique, consisterait à balayer d’un revers de main la légitimité d’une telle discussion pour affirmer péremptoirement la seule validité des arguments anti-nucléaires. Mais si un tel parti-pris est lui aussi rejeté, comment emporter la conviction sans céder sur les responsabilités ? En prenant en compte un nouvel argument qui devrait avoir 2 « qualités » 9 :

  • Pouvoir échapper à la seule dimension circonstancielle de la « crise » : ce qui revient en fait à l’articuler à un argument du type « quand bien même ». Quand bien même il n’y aurait pas de crise économique, technique, écologique, politique, nous aurions quand même des raisons de refuser « ce » monde. Quand bien même il existerait de (bonnes) raisons économiques, scientifiques et techniques, écologiques et politiques en faveur des nucléaires, nous serions quand même pour une décision immédiate de sortie immédiate des nucléaires.
  • Ne pas pouvoir être contre-argumenté par des pro-nucléaires.

Cet argument existe bien mais il a l’inconvénient – pour certains en tout cas – de ne pas pouvoir cadrer avec ce qui forme l’habituel arrière-plan idéologique de leur refus du nucléaire. Pour être recevable, il faut donc lever un premier verrou.

Cet argument est l’argument « moral », « moraliste » 10, celui qui est fourni par Günther Anders : il semble triplement décisif :

  • C’est un argument qui vient de la « bombe » : et il semble toujours précieux de commencer par rappeler le lien entre nucléaire civil et nucléaire militaire. Bien sûr historiquement mais aussi techniquement : http://reunionsdebats.sortirdunucleaire.org/download/civil-militaire.ppt. C’est pourquoi c’est bien d’une sortie « des » nucléaires dont il doit être question. L’argument (métaphysique) fondamental est le suivant : nous, les humains, « nous sommes passés du rang de « genre des mortels » à celui de « genre mortel » » 11. Quelle en est la cause ? « Nous devons bien avoir en mémoire l’une des clés de l’âge atomique : il n’y a pas d’arme nucléaire dont l’existence n’est pas déjà en même temps une utilisation : il n’y a pas de non-utilisation des armes nucléaires existantes » 12. Cela veut dire que le danger ne vient pas de la possibilité de l’explosion de la bombe mais seulement de l’existence de la bombe. Et cela est vrai aussi pour le nucléaire civil : le danger ne vient fondamentalement pas de la possibilité de l’accident nucléaire, il vient seulement de l’existence même d’un usage civil de l’énergie nucléaire. Qu’est donc un monde qui prétend avoir besoin de l’énergie nucléaire pour alimenter les moteurs de la croissance ?
  • En tant que « fait technique total », ce qui est valable pour le nucléaire l’est a fortiori pour la technique : 1/ « l’idée de la technique » réside principalement dans la maximisation des effets pour un minimum de dépense/présence humaine ; 2/ la technique est « fondamentalement contraire à la démocratie » et révèle que l’apparente démocratie n’est en réalité qu’une oligarchie. Autant dire que la technique n’est neutre ni moralement, ni politiquement. Il en va de même pour le nucléaire. 1/ Par son coût, son degré de scientificité et de technicité, sa productivité due à une capacité inégalée de destruction/utilisation, la « bombe » n’est-elle pas la « marchandise de la marchandise » qui révèle la nature thanatocratique de la technique ; quant au nucléaire civil, tel un Janus, il se montre autant comme la « pointe de la technique » que comme du « bricolage » 13. 2/ Aujourd’hui en France, l’oligarchie nucléaire est poussée jusqu’à la caricature : le corps des ingénieurs des Mines et des Ponts (des Charbonnages au nucléaire en passant par le pétrole), le CEA, AREVA et EDF.
  • Par la seule dimension de son potentiel apocalyptique, le nucléaire nous décharge de la responsabilité : par « indifférence à l’apocalypse ». Il faut s’apercevoir que l’on s’attendait à l’inverse : à savoir que c’est la démesure même de la menace nucléaire qui devrait être la cause de la conscience de la menace. Or, Anders explique exactement le contraire : « c’est la menace elle-même qui contribue de façon funeste à sa propre minimisation » 14. Pour 2 raisons : la première, c’est que la menace dépasse notre capacité limitée de compréhension, le nucléaire est un phénomène « supraliminaire ». La seconde raison, c’est que « face à l’idée de l’apocalypse, notre âme déclare forfait » 15. Comment Anders explique-t-il cela ? Tout d’abord, la menace est telle que son universalité la dépersonnalise : « Ce danger par lequel « je » ne suis pas seulement menacé mais par lequel « on » est menacé ne me menace par personnellement » 16. Si je dois mourir, je le devrais comme les autres, ce qui me permet de ne plus me sentir concerné, autrement dit de ne plus me penser comme le sujet responsable de mon action : par la technique, il n’y a plus d’agent mais seulement des « collaborateurs », et cela vaut pour mon « activité » comme pour ma « passivité » 17. Irresponsables, nous n’avons plus besoin ni d’agir ni de sentir. La conséquence en est effrayante : car pour accomplir un geste technique – appuyer sur un bouton – il suffit juste… d’appuyer sur un bouton, sans méchanceté, avec technicité et efficacité : c’est ainsi que « nous pouvons… faire les pires choses » 18. « Lorsque j’appuie sur un bouton, je suis absous du bien comme du mal… Je ne dois, ni n’ai besoin d’être méchant… parce que je suis exclu des choses morales » 19. C’est cette méchanceté sans méchant qui forme le contexte moral du monde des nucléaires 20 : là, la méchanceté est devenue inutile : « C’était le bon temps, quand la méchanceté était encore la condition des actes mauvais ! » 21, peut amèrement ironiser Anders.

Ce qu’écrit Anders c’est précisément : le monde des nucléaires, c’est le monde de l’irresponsabilité innocente, de la passivité plaisante, du mal sans méchanceté. Sortir des nucléaires, c’est donc commencer par refuser cette irresponsabilité, cette passivité, c’est redonner une portée à la capacité morale de refuser 22. Soyons clair, l’argumentation d’Anders fournit la justification recherchée et/mais nous amène maintenant au pied du mur de la décision immédiate de la sortie immédiate des nucléaires : est-elle encore possible ? Nous le devons 23 en tant que « moralistes » mais le pouvons-nous ?

Difficulté 1 (faiblesse pratique de toute morale, de tout passage du « devoir-faire » au « faire ») : ce refus « moraliste » est nécessaire pour une décision immédiate de sortie immédiate du nucléaire mais il est insuffisant pour le « comment ? ».

Difficulté 2 (spécifique à la schizophrénie morale entretenue par « l’indifférence à l’apocalypse ») : ce qu’Anders nous a expliqué c’est que même celui qui prend conscience de la menace nucléaire ne se sent pas personnellement concerné ; autrement dit, la prise de conscience (morale) de la menace provoque l’inaction et l’insensibilité. Croire donc qu’il suffit d’informer sur la menace, sur la catastrophe, pour provoquer dans les opinions publiques une réaction pouvant faire pression pour obtenir une décision immédiate de sortie immédiate, c’est ne pas avoir compris ce qu’écrit Anders. On peut même craindre l’inverse : plus la conscience de la menace sera forte et moins elle provoquera le passage du Comprendre au Faire. Le nœud semble particulièrement serré : seule la démesure de la menace justifie la double immédiateté (de la décision et de la sortie) mais en même temps c’est cette même démesure qui participe de sa propre minimisation.

2- Comment sont possibles et désirables des alternatives ?

Il existe aujourd’hui plusieurs scénarios de descente énergétique, certains proposés explicitement pour sortir du nucléaire, scénarios qui varient sur la question du délai, délai qui dépend directement du « comment ». Peu ou prou, ils proposent tous un mix énergétique basé sur le triptyque mis en avant par la démarche NégaWatt 24 : sobriété énergétique, efficacité énergétique et énergies renouvelables 25. Ce scénario est bien connu et fin septembre 2011 sera présentée une nouvelle version.

Il y a là tout un travail d’expertise qui constitue une excellente base de réflexions et de propositions, ce qui n’est pas du tout négligeable et doit alimenter démocratiquement les débats. D’autres scénarios existent 26, plus « territorialisés » comme les scénarios « Virage Energie Climat » 27 ; mais aussi des scénarios énergétiques mondiaux 28. Des scénarios focalisés sur la sortie du nucléaire sont également proposés par le Rézo 29 mais aussi par Stop Nucléaire 30.

Nous nous demanderons seulement 31 : qu’est-ce qui manque au scénario NégaWatt pour qu’il ne propose pas de décision immédiate de sortie immédiate des nucléaires ? Autrement dit, en quoi le triptyque sobriété/efficacité/renouvelable est-il nécessaire mais insuffisant : en quoi est-il trop lent et comment l’accélérer ? Nous mettrons en avant 2 limites :

  1. Le scénario NégaWatt ne s’occupe que d’un seul type de déchets, le CO2. Du coup, les déchets nucléaires étant écartés, le délai de sortie du nucléaire est de 30 ans : autant dire qu’il n’y a pas de scénario de sortie mais seulement l’attente de la fermeture progressive des centrales actuelles.
  2. La démarche NégaWatt vise explicitement à « réduire à la source la quantité d’énergie nécessaire pour un même service, mieux utiliser l’énergie à qualité de vie constante » 32. Ne semble pas du tout questionné ce que signifie « qualité de vie constante » et les exemples fournis sont caractéristiques d’un tel oubli : on peut certes améliorer les transports mais pourquoi aurait-on besoin de tant se déplacer ? Il est certes louable de critiquer la taille des écrans de télévision mais pourquoi aurait-on besoin d’atteindre la réalité par des écrans ?

Nous posons alors 2 questions :

  1. Est-il possible de parler d’efficacité ou de lutte contre les gaspillages énergétiques sans parler de nucléaire ? Sylvain Angerand (Les Amis de la Terre 33) répond que non pour 3 raisons (budget, effet rebond, démocratie) : http://www.rue89.com//2011/05/31/un-grenelle-de-lenergie-qui-evite-le-nucleaire-une-blague-207166.
  2. Peut-on sauver notre planète sans une remise à plat concertée et démocratique de nos modes de vie ? Benjamin Dessus (Global Chance) répond que non : http://www.global-chance.org/spip.php?article223.

Quels seraient alors les verrous à enlever pour tenter une accélération du scénario NégaWatt ? In abstracto, c’est-à-dire sans tenir compte du type de société dans lequel il serait non seulement soutenable mais aussi désirable de vivre, les énergies renouvelables peuvent-elles suffire à se passer sans attendre de l’énergie nucléaire ? La réponse est clairement « non » et c’est pourquoi tous les scénarios 100% renouvelables sont à l’échéance 2050 : http://www.rac-f.org/Scenarios-100-renouvelables.html. In concreto, c’est-à-dire en politisant la question énergétique, est-il légitime de traiter vraiment la question énergétique sans une interrogation conjointe sur l’offre et la demande, sur la production et la consommation : est-il sérieux de discuter du nucléaire sans a minima au moins une interrogation sur le productivisme et le consumérisme ?

  • Cesser de croire qu’il faudrait sauver coûte que coûte la croissance.
  • Ne pas se contraindre à n’accepter une transition qu’avec du renouvelable.

Le verrou de la décroissance

Sans revenir sur ce qui a été évoqué plus haut concernant la décroissance (en particulier : 1/ gratuité des premières tranches d’électricité couplée avec une sur-taxation des mésusages ; 2/ Renoncement unilatéral à l’arme nucléaire et démantèlement immédiat de l’arsenal), il nous semble qu’il serait pertinent d’ajouter une hypothèse de décroissance à tout scénario pour au moins 3 raisons :

  1. Conserver une hypothèse de croissance tout en cherchant à réduire la facture énergétique semble moins sensé que de chercher à obtenir le même but tout en réduisant la demande. Une décroissance de 1% l’an permet une division par 2 en 70 ans. Avec 2%, il ne faut plus que 34 ans et avec 5%, 13 ans. N’est-il pas plus sensé, quand l’obstacle est visible, de commencer à ralentir plutôt que d’essayer d’accélérer, surtout en tournant le dos au mur et en avançant à reculons ?
  2. La décroissance est un projet « politique » qui remet la démocratie à sa place : centrale. En tant que projet politique, c’est un projet global qui ne segmente pas les interrogations et lie ensemble le bout de la consommation et celui de la production, celui des produits et celui des déchets, celui du présent et celui des générations futures, celui de l’humain et celui de la nature. Quel mode de vie est-il désirable et soutenable de défendre si l’on ne veut pas risquer de mettre en péril la Vie elle-même ?
  3. Si la décroissance n’est que l’un des éléments pour venir résoudre ce que nous avons appeler le première difficulté du refus moraliste des nucléaires, elle suffit à résoudre à elle seule la seconde difficulté. Ce que nous a expliqué Günther Anders, c’est que la prise de conscience du potentiel apocalyptique des nucléaires ne peut constituer un mobile pour retrouver de l’Agir responsable. Certes, s’il suffisait de prendre conscience de la Menace pour entreprendre aussitôt d’y échapper par tous les moyens, tout serait plus facile ; mais notre monde n’est pas ce cas-là. Pour les décroissants ce n’est pas la prise de conscience qui est la condition du Faire, c’est l’inverse : c’est en faisant que l’on prend conscience. Anders évoquait des « exercices » pour retrouver une imagination morale : telles sont les alternatives concrètes, les uto-pistes et les « espériences » 34.

Le verrou du recours transitoire au thermique fossile (charbon et gaz)

Voici ce que l’on peut lire sur la page d’accueil de Stop-Nucléaire : « Des solutions existent : arrêt de la production d’électricité pour l’export, de l’auto-consommation de la filière nucléaire, utilisation maximum des capacités hydroélectriques et des centrales thermiques classiques existantes (charbon, fioul, gaz). Nous savons que de nouvelles centrales thermiques au gaz ou charbon peuvent être construites très rapidement, et que le remplacement des centrales nucléaires par du thermique classique n’influera que très marginalement sur les émissions globales de gaz à effet de serre » 30. Dont acte : le débat sur la sortie des nucléaires ne peut que s’enrichir de ne pas censurer cette solution « immédiatiste ».

Ce qui n’interdit pas de pointer immédiatement 3 difficultés :

  • Justifier une compensation de la part du nucléaire par une relance même provisoire du fossile thermique, n’est-ce pas oublier de remettre en cause le cadre productiviste et consumériste du « besoin des nucléaires » ? « Faciliter » la transition ne court-il pas le risque de produire un « effet rebond » ?
  • L’utilisation de centrales à charbon produirait un surplus de déchets CO2. A quoi on peut répondre : 1/ qu’il existe aujourd’hui des centrales à charbon « plus propres » (chaudière LFC, à lit fluidisé circulant) ; 2/ que ce serait « transitoire » ; 3/ que 84 % de l’énergie dans le monde est carbonée, 5,5 % nucléaire et le reste 10 % environ renouvelable. Par ailleurs, l’électricité est produite de 60 à 100 % par du fossile classique fuel, gaz, charbon dans tous les autres pays du monde, pourquoi seule la France devrait s’interdire ce que font tous les autres pays ?
  • Comment faire accepter culturellement le retour au charbon, même pour un temps provisoire ? Cette réticence en alimentant une crainte de « retour au passé » n’interdirait-elle pas d’associer et le recours à la décroissance et le recours au charbon ? A quoi on peut répondre : que de telles réticences fourniraient précisément des mobiles pour faciliter l’usage des énergies renouvelables 35 et encourager la sobriété.

Surtout, ces 3 difficultés rendraient indispensables que de tels choix proviennent vraiment d’un débat démocratique.

Reterritorialiser production et contrôle par les usagers

Pour redonner sens à une politique énergétique démocratique, il convient de sortir de la logique productiviste/consumériste caractéristique de sa seule gestion par le Marché. Autrement dit, il faut refaire de la question énergétique un enjeu de service public. Mais attention, cela ne signifie par pour autant au retour à une gestion étatique, centralisée et jacobine. Car nous savons tous les limites d’un tel monopole public de l’Energie :

  • Son administration (par essence, « descendante ») peut être confisquée par l’oligarchie des experts.
  • Certes un monopole peut permettre d’assurer la juste péréquation entre toutes les régions.
  • Ainsi qu’une vision prospective de « ménagement » du territoire concernant les infrastructures lourdes et onéreuses (barrages, centrales thermiques, champs d’éoliennes, etc.).
  • Mais il s’avère totalement inadapté concernant les multiples sources d’énergies renouvelables et leurs connections entre elles à plus faible échelle. L’innovation, l’exploitation des particularités locales (soleil, vent, eau….) ne peuvent/doivent pas être gérées par une élite délocalisée, sous la pression des lobbies productivistes.
  • Il s’agit donc de l’enfermer dans un simple rôle de pilotage public global et de le décentraliser/relocaliser sous la forme de « régies territoriales de l’énergie ».

Les avantages seraient de tous ordres : économique, technique, écologique et politique.

  • Ces régies territoriales se développeraient au niveau de bassins de population avec une mission à la fois de producteur, d’acheteur de productions locales et de commercialisation des productions externes.
  • Leur gestion participeraient d’une « démocratie générale » : droit de veto des populations et des élus/délégués sur les décisions d’implantation et de gestion des sources d’énergies, contrôle des décisions par des « comités d’usagers et d’habitants », bilans d’étape…
  • Nous savons qu’il existe des directives européennes pour soumettre les énergies à la seule loi du marché, la loi de la concurrence libre et non faussée. Une telle relocalisation d’un service public de l’énergie serait donc l’occasion de faire d’une pierre deux coups : refuser la loi du Marché sans retomber dans celle de l’Etat centralisé, oser la « désobéissance européenne » 36.
  • Pourraient être valorisées toutes les expérimentations individuelles, associatives ou coopératives.
  • Priorité serait donnée aux énergies renouvelables qui sont de fait des productions relocalisées : d’où une réduction spectaculaire entre la disponibilité de l’énergie primaire et la consommation d’énergie finale. Rappelons tout de même que sur une capacité primaire de 275,3 Mtep, c’est 77 Mtep qui sont uniquement dus aux rejets de chaleur liées à la production d’électricité par les centrales nucléaires 37 ! Avec toutes les conséquences sur la faune et la flore en aval…
  • D’une façon plus générale, les territoires pourraient retrouver de la visibilité : car « les territoires se sont ainsi vus cantonnés au fil des ans au rôle de simple support physique des infrastructures de production et d’acheminement des flux d’énergies (centrales nucléaires, raffineries, grands barrages, lignes électriques, oléoducs et gazoducs, autoroutes, …), leurs habitants à celui de consommateurs passifs et adeptes aveugles du « toujours plus », au point que l’on peut parler dans le système énergétique français actuel de négation de la dimension territoriale, physique comme humaine », Scénario NégaWatt 2006, document de synthèse, p.14 38.
  • D’une façon plus générale encore mais qui permettrait pourtant de trouver son application la plus concrète au niveau des gratuités, des telles régies territoriales permettrait de reprendre au plus près des usages les questions de l’intérêt général et celle de la définition des biens publics/communs 39. Et évidemment de penser de telles régies territoriales pour l’eau, la santé, le logement, le foncier…

Nous espérons avoir montré :

  • comment la levée de ces 4 verrous rendrait possible, désirable et soutenable une décision immédiate de sortie immédiate du nucléaire,
  • qu’il est cohérent d’être anti-nucléaire parce que décroissant : pas de décroissance sans une sortie des nucléaires,
  • qu’il est plus facile d’être anti-nucléaire parce que décroissant : il semblerait donc naturel que tous les anti-nucléaires trouvent convergence dans la décroissance.

 

Les notes et références
  1. Irène Pereira, Les grammaires de la contestation, chap.10, Paris, 2010.[]
  2. http://www.liberation.fr/monde/01012327368-nucleaire-le-moyen-le-plus-dangereux-de-faire-bouillir-de-l-eau[]
  3. http://www.telerama.fr/monde/bernard-laponche-il-y-a-une-forte-probabilite-d-un-accident-nucleaire-majeur-en-europe,70165.php[]
  4. http://www.sckcen.be/fr[]
  5. Ne pas manquer le site d’où est extrait cet argument : http://www.planete-energies.com/fr/l-energie-demain-251.html[]
  6. http://aepn.blogspot.com/[]
  7. François Géré, http://www.diploweb.com/Pour-une-gouvernance-mondiale-du.html[]
  8. http://www.global-chance.org/spip.php?article244[]
  9. Je ne sais pas s’il faut que ces deux « qualités » soient réunies ou seulement au moins l’une des deux.[]
  10. « Quand on a traversé et vu les choses qu’enfant j’ai traversées et vues, il est difficile de ne pas devenir moraliste », Günther Anders, Et si je suis désespéré que vous voulez-vous que j’y fasse ? , p.26, Paris, 2007.[]
  11. Günther Anders, Le temps de la fin, p.13, Paris, 2007.[]
  12. Ibid., p.37.[]
  13. Cette double face s’est tragiquement dévoilée lors de la catastrophe de Fukushima : amateurisme d’apprentis sorciers.[]
  14. Ibid., p.44.[]
  15. Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, p.300, Paris, 2002.[]
  16. Günther Anders, Le temps de la fin, p.45, Paris, 2007. Anders reprend ici le thème heideggerien de la « décharge » : Etre et temps, §27.[]
  17. L’analyse de Günther Anders hérite ici des analyses d’Hannah Arendt sur la vita activa, et il les prolonge de l’activité à la passivité.[]
  18. Ibid., p.59.[]
  19. Ibid., pp.52-53.[]
  20. La technique rend ainsi possible des actes mauvais accomplis sans méchanceté. Comment ne pas faire le lien avec la « main invisible », avec le marché qui rend possible des résultats bons accomplis sans bonté ?[]
  21. Ibid., p.56.[]
  22. Kant mettait ainsi en avant la facilité de vouloir quand ce n’est pas l’intérêt qui est en jeu mais le simple devoir moral : « si la volonté se demande quel est en ce cas le devoir, elle n’est nullement embarrassée sur la réponse à se donner, elle est sur le champ certaine de ce qu’elle a à faire », Théorie et pratique.[]
  23. Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, p. 305 : « le moraliste doit au moins, pour sa part, exiger qu’on s’y essaie… Il s’agit exclusivement pour lui de commencer l’expérience, de tenter des « exercices d’élongation morale » ».[]
  24. http://www.negawatt.org/[]
  25. http://www.cler.org/info/spip.php?rubrique131[]
  26. http://www.sortirdunucleaire.org/index.php?menu=sinformer&sousmenu=themas&soussousmenu=plus&page=alternatives[]
  27. Nord pas de Calais : http://www.virage-energie-npdc.org/ et Pays de la Loire : http://virage-energie-climat-pdl.apinc.org/spip/[]
  28. http://www.rac-f.org/Scenarios-energetiques-mondiaux,1592.html[]
  29. http://www.sortirdunucleaire.org/[]
  30. http://www.dissident-media.org/infonucleaire/[][]
  31. Il faut voir cette question non pas comme un parti pris de critiquer pour critiquer mais plutôt comme un hommage critique au travail fondamental proposé par le scénario NégaWatt.[]
  32. http://www.negawatt.org/la-demarche-negawatt-p33.html[]
  33. http://www.amisdelaterre.org/[]
  34. http://confluences.ma-ra.org/?p=430[]
  35. On sait comment certaines – l’éolien en particulier – peuvent subir le contre-argument du nimby.[]
  36. Aurélien Bernier, Michel Marchand et le M’PEP, Ne soyons pas des écologistes benêts, p.190, 1001 nuits, 2010.[]
  37. http://base.d-p-h.info/fr/fiches/dph/fiche-dph-7388.html[]
  38. http://www.negawatt.org/telechargement//Scenario%20nW2006%20Synthese%20v1.0.2.pdf[]
  39. Alain Beitone, « Biens publics, biens collectifs, Pour tenter d’en finir avec une confusion de vocabulaire », Revue du MAUSS permanente, 27 mai 2010 [en ligne]. http://www.journaldumauss.net/spip.php?article690[]
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